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On rêve, là…

On rêve, là… J’aurais aimé être Hemingway. Pas seulement parce qu’il est mon auteur américain de prédilection, mais parce que sa vie est un roman. Du moins, il l’a vécue comme si elle en était un. «La seule écriture valable, disait-il, c’est celle qu’on invente, celle qu’on imagine. C’est ça qui rend les choses réelles… La vie, il faut la digérer puis créer ses propres personnages…»

Par hasard, je suis tombé l’autre jour à la librairie sur un recueil de nouvelles dont je n’avais jamais entendu parler, Les aventures de Nick Adams, des nouvelles mettant en scène un personnage qui apparaît dès son tout jeune âge. Tout commence dans un autre monde. Il y a cent ans. À une époque où on appelait encore les Indiens des Indiens, où on pêchait et chassait. Où il était plus simple de rentrer chez soi en s’enfonçant pieds nus dans les bois. Les phrases de l’auteur étaient alors courtes et la vie peut-être moins compliquée.

Ce Nick Adams, donc, on le retrouve ici et là au fil des ans, des aventures. On le rencontre au Michigan, en Italie à l’hôpital et enrôlé, à Paris au cœur d’une génération perdue, en Espagne à la guerre, en Suisse à ski, accroché à sa plume pour arriver à «écrire comme Cézanne peint»… Et on comprend que c’est lui, lui Hemingway, lui et ses amours, lui et ses blessures.

De petites nouvelles qui nous rappellent qui il était. Or, ici, cet Adams/Hemingway est plus discret, plus secret, plus réservé, plus pudique dans ses amours et moins passionné que le modèle. Comme si l’écrivain, au fil des ans, n’avait pas trop voulu en mettre, comme s’il s’était réservé la grosse part du gâteau, le beau rôle, celui du vrai aventurier. Nick Adams est un petit héros, pas Hemingway. Il est géant, un gigantisme qui lui a coûté la vie.

Nick aurait-il écrit Le soleil se lève aussi et plus tard Pour qui sonne le glas? Paris aurait-elle été une fête? Nick n’est pas le reporter de guerre témoin des carnages et de la victoire des franquistes. Nick ne danse pas aussi intensément le tango de l’amour et des combats. Nick n’aurait pas vécu cette même passion dévorante avec la journaliste Martha Gellhorn. Nick aurait-il pu survivre à un safari, écrire Le vieil homme et la mer et naviguer sur un océan de rhum entre Key West et Cuba?

Nick est porté par la vie et les événements. Il faut croire que ça lui suffit. Hemingway, lui, les a portés sur ses épaules de colosse de l’Amérique à l’Europe, à l’Afrique, jusque dans sa maison de Key West. Magnifique.

Une maison coloniale et une immense piscine au cœur d’un gigantesque jardin servant de cimetière aux chats polydactyles de l’écrivain et à leurs descendants. Ils vivent d’ailleurs toujours là en rois et maîtres. Ils marchent. Ne courent pas. Ils dorment, alanguis sur les tables, sur l’écritoire ou en haut de l’escalier, à l’ombre de la bibliothèque où Simenon, en français, règne en maître. Hemingway admirait le travail de Georges Simenon.

J’ai cru, un instant, qu’il était mort dans cette maison maquillée en musée où la cuisine et les chambres sont restées pratiquement intouchées.

Il s’est enlevé la vie en Idaho. Mis en joue par la maladie, mitraillé par la folie ou la bipolarité ou l’hémochromatose, une maladie génétique qui a peut-être aussi eu raison de son père et de sa petite-fille, Margaux.

Dieu qu’elle était belle Margaux. Et nul besoin de dégrafer son corsage. Mannequin, actrice, je l’ai rencontrée une fois. Elle était venue, à une époque où on y venait encore, au Festival des films du monde, présenter je ne sais plus quoi. J’en ai gardé un souvenir. L’autre jour, en mettant de l’ordre dans des photos, j’ai revu une partie de mon autre vie, celle d’avant, celle où j’écrivais tous les jours régulièrement. Bizarres, ces voyages dans le temps.

Bref, j’aurais préféré, malgré son charme et sa beauté, interviewer son grand-père. Peut-être aller à la pêche à l’espadon, voguer sur ses souvenirs à lui, me faire raconter sa vie à lui. Cette vie qu’il a rêvée, inventée, digérée. Tant et si bien qu’il en est mort, une balle dans la bouche. Et alors, lui qui avait toujours écrit debout, s’est enfin allongé.

Les aventures de Nick Adams
Les aventures de Nick Adams
Ernest Hemingway
Gallimard, 368 pages, 2017
ISBN : 9782072723506