… que je ne m’étais pas laissé sombrer avec tant d’abandon dans la peau d’un tel personnage. Un personnage énigmatique qui navigue entre le génie, la folie, la carence émotive et la violence qui en découle.
Je n’avais pas lu David Goudreault. Or, je l’avais croisé une première fois à la radio, il y a des années, quand il a remporté la première Coupe du monde de poésie à Paris. Franchement, c’est un souvenir lointain. Il y a quelques semaines, cependant, ce grand gaillard aux yeux sombres et à la bouche rieuse est venu en studio nous livrer un édito-slam de son cru; parce que l’homme est aussi slameur, poète, dramaturge et romancier.
L’émission terminée, il m’a demandé si j’avais lu ses romans. À ma plus grande honte, j’ai dû répondre que non, mais que je me les étais procurés. Ce qui était vrai.
Et puis, le mois d’août ouvrant la porte aux vacances, je suis parti avec ses trois bouquins dans mon sac. Avec des titres comme La bête à sa mère, La bête et sa cage et Abattre la bête, je ne savais trop à quoi m’attendre sinon que j’allais rencontrer une bête. Je n’étais même pas certain de passer à travers la trilogie, pas certain de trouver dans ces pages de quoi partir en voyage, m’évader, m’envoler librement. Et pourtant… Le voyage que m’a offert Goudreault a davantage occupé mon esprit que le va-et-vient de l’océan.
Trois livres, un seul personnage psychopathe et carencé, trois univers si différents l’un de l’autre et une seule quête, l’amour. L’amour d’un fils pour une mère névrosée qui l’a abandonné.
La bête (puisqu’il faut ainsi l’appeler) est obsédée par des retrouvailles, par une tendresse imaginaire, par une image, par des fantasmes. Déséquilibrée, rien ne l’arrête, ni les familles d’accueil qui «l’accueillent» pour mieux la jeter, ni le crime nourri de déraison, ni la prison et son insanité, ni l’hôpital psychiatrique et ses inconséquences, ni même la rue où elle se sent mieux, chez elle et à l’abri dans les bras d’une vieille pute.
«Maître absolu de son coin de trottoir, la maîtresse au rabais offrait maintenant ses sourires à toutes les voitures daignant ralentir. La vie lui avait passé sur le corps, en surcharge, avec des pneus cloutés, aller-retour. Une vraie pute de rue, avec les fissures et le vécu des infrastructures vétustes de la métropole. Comme le stade, il aurait fallu la couvrir, la réparer, l’aimer un peu. Mais il était trop tard, elle ne s’aimerait plus jamais elle-même. Fallait la garder intoxiquée, ce serait trop souffrant de la laisser dégeler. Des engelures plein le cœur et la tête perforée de l’intérieur, c’est la dope qui la tenait debout, et à genoux. C’est fort la dope. Surtout sur la rue Ontario… Les putes s’usent plus vite que les femmes bénévoles. À force de vendre son cul, on n’arrive plus à racheter son âge… Et elle offrait des blow jobs à tous les Jos Blos croisant sa route…»
David Goudreault sait écrire et écrire bien. Il autopsie l’âme des désespérés de la terre dans des univers tous plus glauques, dysfonctionnels et déficients les uns que les autres.
Or, qu’on suive le parcours de la bête, c’est une chose. Que l’auteur nous plonge dans des univers anxiogènes en parvenant à nous attendrir, à nous faire comprendre sa détresse, c’en est une autre. On ressent rapidement pour elle, cette bête, non pas de la pitié mais de la tendresse, de l’empathie, de la compassion. Quels que soient les gestes horribles qu’elle pose, on ne parvient pas à la détester. Tout comme Mary Shelley a su dissimuler le monstre derrière l’humanité inattendue de Frankenstein, la bête se fragilise sous nos yeux. Et on l’aime. C’est documenté. Ha! ha!
Ce «c’est documenté» qui rebondit au fil des récits comme des pierres plates sur l’eau nous rappelle avec cynisme que malgré les apparences de réalité, nous sommes bel et bien dans le romanesque. C’est aussi cette façon qu’a David Goudreault de manier l’humour, de dépeindre son monde, sa culture, ses chanteurs, de jouer avec les mots, de confondre volontairement les acteurs de sa société sans pour autant les noyer dans l’incohérence.
Ces trois bouquins, je les ai dévorés. J’ai capoté. Ma compagne n’attendait même pas que j’aie terminé d’en ingérer un pour y mordre à son tour. Et à la fin du troisième, comme la bête: «J’ai survécu au destin et vaincu la mort, ne me reste plus qu’à tuer le temps».
Abattre la bête (2017)
La bête et sa sage (2016)
La bête à sa mère (2015)
(Stanké)