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Dans la peau de Leonard

Cinq ans après sa sortie en version originale, une traduction française de la biographie officielle du chanteur montréalais a été publiée cette année. I’m Your Man – La vie de Leonard Cohen, de Sylvie Simmons, retrace la vie du poète en s’appuyant sur de nombreuses anecdotes. Interview de son intervieweuse.

C’est la «biographie de Cohen la plus complète à ce jour» pour le Globe and Mail, de nombreux autres médias (Rolling Stone notamment) n’ont pas tari d’éloges sur le livre à sa sortie en 2012. Le 13 septembre dernier, la maison d’édition québécoise Édito sortait la version française de la biographie de Leonard Cohen, augmentée cette fois d’une postface. L’auteure, Sylvie Simmons, Anglaise installée à San Francisco, a également signé des biographies de Neil Young ou Johnny Cash. La journaliste se spécialise en musique et plus précisément dans l’histoire du rock depuis les années 1970 – elle est d’ailleurs une des rares femmes dans le domaine.

«Il manquait sérieusement de livres sur Leonard Cohen, alors qu’il y a des étagères complètes sur Bob Dylan. Personne n’avait encore essayé de comprendre le mystère de cet homme. J’ai donc voulu creuser plus profondément», raconte l’auteure. Et de répondre, quand on lui demande si elle pense être allée au bout du mystère: «Personne ne le pourra jamais! Leonard est comme un oignon géant, avec de nombreuses couches…»

couverture-im-your-man-la-vie-de-leonard-cohenIl lui a fallu trois ans de travail pour arriver au résultat final, un bon gros pavé de 600 pages. Elle a étudié toute l’œuvre de Cohen, et ses analyses permettent de mettre en contexte certains de ses textes de poésie, musique ou fiction et de dresser des parallèles avec la vie privée de l’artiste. De même, des détails de sa vie donnent un nouvel éclairage sur certains textes. Et des textes, il y en a à profusion; car si on connaît surtout Cohen le chanteur, il a d’abord été poète et romancier, ne devenant musicien qu’après ses 30 ans.

Sylvie Simmons connaît son sujet sur le bout des doigts, citant par cœur des couplets de chansons de Cohen pendant notre entrevue. Sur les traces de ce juif errant, elle a fait ses recherches de la maison natale de Cohen à Montréal jusqu’au Chelsea Hotel et aux studios d’enregistrement de New York, en passant par le monastère de Mount Baldy près de Los Angeles où l’artiste a étudié le bouddhisme pendant quelques années dans les années 1990. Ne manque que l’île grecque d’Hydra où Cohen a passé quelque temps en compagnie de la fameuse Marianne. Sur ces endroits où il a vécu, la journaliste commente: «Il a toujours habité des endroits peu chers, à la décoration rudimentaire et très simple. En fait, ça n’était pas très différent du monastère où il a vécu par la suite…»

Les femmes, une adoration absolue

Le portrait qu’elle dresse de Leonard Cohen n’est pas sans lui rappeler un autre artiste, dont elle a également rédigé la biographie (Serge Gainsbourg: A Fistful of Gitanes). «Certaines des choses que j’ai écrites sur Serge Gainsbourg étaient les mêmes pour Leonard», note l’auteure. Tous les deux juifs, ils partageaient une adoration absolue pour les femmes et avaient un grand sens artistique qui les a amenés à dépasser une seule discipline pour toucher à tout. Cohen avait d’ailleurs lu la biographie de Gainsbourg et en avait beaucoup apprécié le travail. «J’espère qu’un jour quelqu’un va écrire ainsi sur moi. Quand je serai mort…», avait-il alors confié à Sylvie Simmons.

En 2009, quand elle décide de rédiger sa biographie, elle en parle avant à Cohen, cet «homme privé, timide, très proche de sa famille». «Écrivez-la. Je vous fais confiance», lui répond-il. Trois ans plus tard, alors que la journaliste lui fait part de ses interrogations sur quand et comment terminer son livre, il rit: «C’est parce que je suis encore vivant…» Leonard Cohen a travaillé jusqu’aux derniers jours de sa vie – pour refaire sa fortune volée par un ancien manager, il a notamment repris à l’âge de 70 ans une tournée mondiale de deux ans avec des sets de plus de trois heures.

Sylvie Simmons
Sylvie Simmons

Sylvie Simmons est allée chercher de nombreux témoignages pour nourrir sa biographie, interviewant une centaine de personnes: des artistes ayant fréquenté le chanteur (Rufus Wainwright – un proche de Lorca, la fille de Cohen –, Nick Cave, David Crosby, Judy Collins, Phillip Glass), ses producteurs, ses amis proches et les figures spirituelles qui l’ont influencé. «C’est un vrai travail de détective: il faut suivre toutes les pistes, vérifier les faits… Au fur et à mesure de ce travail, je découvrais de nouvelles choses en route», se souvient la journaliste.

Elle a aussi mené des entrevues avec les femmes de sa vie, dont Marianne Ihlen (So Long, Marianne), la Suzanne de Montréal, Suzanne Elrod, la mère de ses enfants, et ses partenaires Rebecca De Mornay et Anjani Thomas. Avec pudeur, l’auteure évite de s’arrêter trop sur la vie sentimentale et sexuelle de l’homme à femmes qu’était Cohen – ce que certains critiques ont d’ailleurs reproché au livre. «J’ai dit plus de choses que n’importe qui d’autre sur sa vie personnelle. Mais certains semblaient vouloir que j’ouvre la porte de sa chambre à coucher pour lui demander quelle était sa position préférée…», se défend Sylvie Simmons.

Parmi tous les témoignages recueillis, seules deux personnes osent parler négativement du chanteur au charme hypnotique, évoquant par exemple son égoïsme et sa phobie de l’engagement (Cohen a notamment quitté sa femme alors qu’elle venait juste d’accoucher de leur premier enfant pour aller en Israël pendant la guerre du Kippour). Pas d’écho de cela du côté de ses partenaires amoureuses cependant: «Ses femmes acceptaient le fait que l’égoïsme fasse partie de tous les grands artistes, qui font les choses à leur façon. Ça faisait partie du jeu d’accepter ça. Et selon Rebecca De Mornay, Leonard ne promettait jamais de choses qu’il ne pouvait pas réaliser…»

Speed et scientologie

La biographie revient sur plusieurs périodes de la vie du chanteur et ses différentes facettes. «Mon livre, comme sa vie, n’est pas linéaire ou chronologique, prévient la journaliste. Tout ce qu’il écrivait dans sa jeunesse était la même chose que ce qu’il écrivait sur ses vieux jours.» On découvre son enfance et sa jeunesse à Montréal, l’émergence de ses talents et les rencontres avec des artistes qui lancent sa carrière, son côté amoureux des femmes et surtout de l’amour, ses tendances dépressives, sa spiritualité d’homme en quête d’absolu (ayant grandi dans la culture juive, il a par la suite été gradé de l’Église de Scientologie, puis ordonné bouddhiste)…

Le livre revient également sur la dépendance aux drogues du chanteur, qui a notamment fait beaucoup de concerts sur le LSD. Lors d’un de leurs entretiens pour le livre, Cohen annonce ainsi à Sylvie Simmons qu’il a pris du speed avant de venir. La journaliste est étonnée: à entendre le débit lent et nonchalant si caractéristique du chanteur, elle ne s’en serait jamais doutée. Il rit: «Ma chère, vous devriez m’entendre quand je ne suis pas sur le speed!»

On découvre au fil du livre de nombreuses infos peu connues et des anecdotes sur celui que la presse musicale britannique surnommait «Laughing Len», en rapport à ses paroles de chansons sombres et sa voix grave. Parmi celles qui ont le plus surpris Sylvie Simmons: la difficulté à faire son premier album, les séjours de Cohen, à sa propre initiative, dans des hôpitaux psychiatriques pendant sa tournée de 1970, ou le fait qu’il jouait du ukulélé avant de se mettre à la guitare. Au fil des entrevues, une certaine complicité s’est installée entre la journaliste et le chanteur, qu’elle appelle très simplement «Leonard». Une complicité qu’on sent dans les quelques extraits de leurs conversations que l’auteure a retranscrits dans le livre. «Je voulais que les lecteurs aient un peu la perception de la personne qu’il était, qu’ils puissent vraiment l’entendre…»

Elle assure malgré tout avoir su garder le recul nécessaire au travail de la biographie: «Il ne faut pas se lancer là-dedans en tant que fan, mais bien en tant que journaliste. J’ai réussi à garder une légère distance. Ça fait 40 ans que je fais ce métier…» Mais quand elle apprend la mort de Cohen en novembre 2016, à l’âge de 82 ans, Sylvie Simmons parle d’un véritable choc – certains médias l’ont d’ailleurs directement appelée pour confirmer la nouvelle. Elle se souvient surtout de la classe et de l’élégance de cet homme qui se disait «né dans un costume». «Leonard a habité une bonne part de mon cerveau pendant longtemps…»