Je vous ai déjà dit ma passion pour Hemingway, pour les auteurs américains du 20e siècle, pour cette génération perdue. Je n’ai pas changé d’avis. Mes sentiments et mon goût pour leurs mots sont les mêmes.
L’autre dimanche, un dimanche matin comme tant d’autres, dans le couloir désert de ce sinistre sous-sol de Radio-Canada qui mène au studio 17 où on a l’habitude de dessiner des mondes et des idées, j’ai croisé le responsable littéraire du Devoir, Fabien Deglise, que j’avais invité, comme je le fais régulièrement, à venir faire l’autopsie d’un classique. Quelques semaines plus tôt, il était venu pour me parler du Vieil homme et la mer, de son auteur et du Nobel. À cette émission-là, il avait évoqué un roman imaginant la rencontre, sur les derniers milles de leur vie, d’Hemingway et de Dashiell Hammett, considéré par plusieurs comme le père du roman noir.
Ce dimanche matin, donc, dans ce couloir trop froid, Fabien, connaissant désormais mon intérêt pour cette littérature, a sorti de son sac un bouquin en me disant: «Tiens, j’ai un cadeau pour toi.» C’était Hemingway, Hammett, dernière de Gérard Guégan, un écrivain, journaliste et scénariste français que je ne connaissais pas. Guégan, ai-je découvert par la suite, a écrit sous de nombreux pseudonymes, travaillé à L’Humanité, aux Cahiers du cinéma, côtoyé Rivette, Godard, traduit Bukowski. Bref, il a fait beaucoup de choses. Ah oui! Fait non négligeable, il a été communiste avant de rompre avec l’idéologie.
Quand j’insiste sur «communiste» et «non négligeable», c’est que dans ce roman, ce mélodrame imaginant la rencontre de ces deux géants, le communisme se retrouve au centre de l’intrigue.
Guégan y relate les retrouvailles de deux écrivains, camarades du parti, qui ont foulé l’Italie, l’Espagne et mené une vie baignée d’alcool et de nuits folles. Ils se sont éloignés, disputés, fâchés. Détestés par les maccarthystes qui voyaient en eux des suppôts de Satan, bien installés dans la mire de Hoover, suivis par le FBI, ils sont devenus à leur tour des personnages de roman.
Guégan ancre son récit en 1956, soit quelques années avant la mort des deux hommes. Les années ont passé. Maganés par une vie dissolue, ils portent sur leurs épaules, en pliant à peine les genoux, les guerres, les affrontements, les rivalités politiques et littéraires de tout un siècle, et leurs jalousies aussi.
Comme dans la fable, sentant probablement sa mort prochaine, un riche Hemingway part à la recherche de Hammett, son vieil ami. Oui, ami malgré tout. Il prend la route à bord d’un taxi conduit par une magnifique femme noire. Il retrouve Hammett, cogne à sa porte. Et les voilà tous deux face à face, face à leur passé, à leurs histoires, à leurs altercations.
Dans ce roman au style saccadé, construit presque comme le scénario d’un film où coulent et découlent les scènes, on plonge en plein 20e siècle. On y retrouve les événements, les guerres, les idéologies et les personnages qui l’ont façonné. Staline et Hoover passent et repassent. Flaubert et Stendhal font un saut dans le temps. Aragon et Sartre apparaissent et disparaissent.
On assiste à un corps-à-corps. Dans des situations inventées, imaginées et modelées sur la personnalité de ces deux hommes hors-norme.
Dès les premières pages, j’ai été happé, intrigué par le style de Guégan. Je ne savais pas où il voulait m’entraîner ni ce qui était vrai et ne l’était pas.
La désillusion aussi se creuse une place dans ce roman à travers l’effondrement des idées et des régimes, à travers aussi les trahisons.
J’y ai vu également le mélodrame de la vie que cause l’inéluctable vieillesse, celle du corps plus que celle de l’esprit, bien que l’esprit en subisse inévitablement les contrecoups.
Ces deux géants ne sont plus ce qu’ils ont été physiquement et moralement. Ils ont perdu confiance et n’ont plus l’énergie de leur talent. Ils marchent, boitillent, se blessent, bien que pour le fier Hemingway se fouler la cheville ne soit pas une blessure. S’accrochant malgré tout à leur bouteille, l’un subit les maux de sa prostate et l’autre les affres d’une dépression qui le guette. La faucheuse est présente sous la forme d’un révolver, d’un pistolet ou de la maladie. Une vie d’aventure, c’est court quand la mort est au bout. C’est ça que raconte Guégan, les dernières années, les derniers moments avant la fin.
En appendice, Guégan nous rappelle que Dashiell Hammett est mort le 10 janvier 1961 d’un cancer du poumon dans la chambre 823 du Lennox Hill Hospital. Et qu’Ernest Hemingway, lui, s’est suicidé le 2 juillet de la même année.
Parce que même les géants finissent par tomber.