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Entrevue BD: Patrick Hénaff et Tristan Roulot

Ils sont éminemment sympathiques, ils sont hautement talentueux, ils sont lus par des dizaines de milliers de lecteurs, ils sont Français, ils ont choisi Montréal pour y vivre et travailler. Rencontre avec deux auteurs au parcours atypique. 

Il y a de ces artistes pour qui l’on regrette un certain anonymat. Patrick Hénaff et Tristan Roulot en font partie. Pourtant très respectés en Europe et bien connus du milieu des artistes de la BD québécoise, leurs noms ne font toutefois sonner aucune véritable cloche chez la vaste majorité d’entre nous. Or, le succès de leurs livres ne se dément pas: 35 000 copies vendues à lui seul pour le premier tome de Hedge Fund; Goblin’s, la populaire série jeunesse scénarisée par Tristan Roulot dépasse les 300 000 copies; puis on peut retrouver le travail de Patrick Hénaff à la prestigieuse Galerie Napoléon, située à Paris et spécialisée dans le commerce des planches originales. Dans l’univers des auteurs, on peut ainsi affirmer qu’ils font partie des privilégiés. Mais toute histoire à succès possède un point de départ et le leur est des plus inusités.

C’est qu’il est plutôt rare de voir deux futurs avocats tout plaquer pour se donner corps et âme à la pratique de la bande dessinée! 

«J’avais choisi le droit parce que c’était plus facile à vendre à mes parents que la BD», explique Patrick Hénaff. Or, tout en poursuivant ses études qui l’amenèrent jusqu’à l’Université de Sherbrooke, la pratique du dessin demeurait présente dans son quotidien. Et ce n’est qu’à la veille de s’inscrire au Barreau que le choix de vie professionnel s’imposa. «Je me marrais plus en faisant du dessin», philosophe-t-il. Quant à Tristan Roulot, il a fait des études de droit en se disant que s’il ne trouvait pas sa voie, il y aurait toujours ça à l’arrivée. «Je savais que je voulais écrire, être un auteur ou un artiste, mais je ne savais pas dans quel domaine ou si j’avais du talent… ce qui est un peu compliqué!, dit-il, un vague sourire aux lèvres. Après ma maîtrise de droit des affaires, je me suis inscrit au concours de la magistrature pour devenir juge. J’ai arrêté en plein milieu pour dire: «Stop! On arrête les conneries maintenant… je vais faire du scénario de BD!»»

photo Ami Vaillancourt
photo Ami Vaillancourt

De toute évidence, ce fut pour l’un comme pour l’autre un choix judicieux. Tout comme celui de s’établir définitivement à Montréal. Le milieu de la BD au Québec étant modeste, tout le monde finit par se connaître et leur rencontre fut inéluctable. De fil en aiguille ils s’installèrent dans l’atelier de Régis Loisel (un autre illustre Français à avoir adopté le Québec), après s’être fait la main en réalisant un fabuleux diptyque flibustier, Le testament du capitaine Crown, publié aux Éditions Soleil.

Puis vint Hedge Fund. Un titre qui vient du nom donné aux sociétés d’investissement non réglementées, interdites au public et capables d’emprunter plusieurs fois leur capital pour miser en bourse sur des opérations ciblées. Autant ajouter que les «hedge funds» sont responsables des attaques spéculatives les plus brutales contre les états du monde entier.

Un choix de sujet ardu. Un environnement austère. Des personnages antipathiques aux premiers abords. Une intrigue et un héros loin de la rocambolesque aventure bling-bling Largo-Winchienne. Bienvenu dans le monde de la haute finance avec tout ce qu’il comporte d’abject du point de vue du monde ordinaire. Il a fallu pour Tristan Roulot s’adjoindre un coscénariste – Philippe Sabbah –  provenant de cet univers de chiffres et de pouvoir. Il a fallu pour Patrick Hénaff relever le défi de la narration sans être purement descriptif. Il a fallu pour les deux auteurs convaincre leur éditeur – Le Lombard – d’épouser leur vision. Puis, il a fallu pour tout ce beau monde convaincre le lectorat qu’Hedge Fund les rejoindrait. Comme disait de Gaulle: «vaste programme».

«Il n’y a aucune facilité avec Hedge Fund, admet Tristan Roulot. On a tourné le dos à toutes les ficelles du média BD populaire (action, flingues et jolies nanas). Mon écriture s’inspire pas mal du théâtre et notamment de huis clos, donc ce côté des gars sous pression, dans une cocotte-minute, et tu regardes comment la vapeur va faire sauter le couvercle! C’est quelque chose que j’adore mettre en scène. Comment le faire en BD? C’est la question à laquelle il a fallu répondre dans les trois premiers tomes de la série».

photo Ami Vaillancourt
Trois planches de l’éventuel tome 5 de Hedge Fund / photo Ami Vaillancourt

Mais comment intéresser le public à ce sujet? «La crise des «subprimes» a tout changé, affirme Tristant Roulot. Avant cette crise, personne n’avait grand-chose à faire de la finance, poursuit-il. C’est loin, c’est complexe, ça semble austère… Par contre, avec la crise financière de 2008, on s’est aperçu que ce qui se passe dans ces bureaux-là allait tous nous affecter, allait impacter nos vies, que des gens perdaient leurs maisons sans avoir rien compris! Donc il était peut-être temps de s’intéresser au sujet. Et je pense que la beauté de Hedge Fund est justement de vulgariser la finance qui est assez simple en fait, mais entourée d’un langage hermétique. C’est donc de proposer aux lecteurs un récit divertissant mais enrichissant et didactique, qui leur décortique ce milieu et les règles qui le sous-tendent, de façon à leur permettre de se l’approprier.»

Quant à Patrick Hénaff, sa position était plutôt claire face à l’approche du récit. «Dans la représentation, je ne voulais pas faire un truc super action autour d’un mec, explique-t-il, parce que la réalité ne ressemble pas du tout à ça». Il est vrai que le lecteur est invité, avec Hedge Fund, dans une réalité expurgée d’une aventure propre à ce style de BD, laissant la place à une intrigue complètement captivante. Nous suivons ainsi l’évolution de Franck Carvale, un jeune courtier arrogant qui se voit propulsé dans les plus hautes sphères de la finance internationale par un concours de circonstances étrange et mystérieux. «On fait du suspense dans un monde financier impitoyable», ajoute Tristan Roulot.

Aussi, à la lecture de la série – le quatrième tome est parût le mois dernier – nous sommes à même de constater que de par leurs parcours universitaires, Patrick Hénaff et Tristan Roulot ont été bien outillés afin d’insuffler un raffinement et un dosage juste aux personnages de Hedge Fund et à l’univers qui le constitue. Toutefois, il est toujours fascinant de constater comment un récit peut apporter en contrepartie à ses auteurs son lot de lucidité face au monde dans lequel ils gravitent. «Nous sommes plus conscients, concluent-ils de concert… Vachement plus conscients».

Hedge Fund — 4. L’Héritière aux vingt milliards
de 
Patrick Hénaff, Tristan Roulot
Éditions du Lombard

Portrait de Patrick et Tristan réalisé par Bruno Rouyère
Portrait de Patrick et Tristan réalisé par Bruno Rouyère

LES SUGGESTIONS DE LECTURE DE TRISTAN ROULOT…

Giant (Mikaël) : «Une histoire touchante, un dessin à tomber par terre, une atmosphère envoûtante. Un travail splendide pour une grande réussite BD de ces derniers mois, venant d’un auteur vivant à Québec.»

Vil et Misérable (Samuel Cantin) : «L’humour de Ricky Gervais (The Office, Extras, Life’s Too Short) a su élever le malaise au rang d’art. Le Montréalais Samuel Cantin y rajoute une touche d’absurde et c’est génial.»

Blaise (Dimitri Planchon) : «Les petites lâchetés, médiocrités et hypocrisies du quotidien, avec un rendu à base de collages au réalisme dérangeant, qui n’est pas sans rappeler les Têtes à claques. Un humour à froid qui fait mouche à chaque page.»

Courtney Crumrin (Ted Naifeh) : «Une petite orpheline au caractère bien trempée qui évolue dans un univers de conte de fées gothique. Un traitement magnifique en noir et blanc de Ted Naifeh, pour des histoires qui oscillent entre aventure, mystère et sorcellerie, et rappellent le meilleur de Tim Burton.»

Rork (Andréas) : «Mon coup de cœur «patrimoine». On a rarement su aborder le fantastique et l’horreur lovecraftienne en BD. Andréas y parvient, tout en expérimentant sans cesse sur la narration et la composition des pages. Magistral.»

…ET CELLES DE PATRICK HÉNAFF

V for Vendetta (David Lloyd, Alan Moore) : «La BD que je relis régulièrement et qui me cloue à chaque fois.»

100 Bullets (Eduardo Risso, Brian Azzarello) : «Une série au long cours avec une narration hyper inventive de Risso.»

Il était une fois en France (Sylvain Vallée, Fabien Nury) : «Un modèle d’efficacité et d’élégance tant au niveau scénaristique que graphique.»

La quête de l’oiseau du temps (Serge Le Tendre, Régis Loisel) : «Une révélation de ma jeunesse.»

Persepolis (Marjane Satrapi) : «Inégalé dans le genre roman graphique.»