Il fait partie de la famille. Déjà, pour un fils de Sicilien, ça veut dire beaucoup. Pas question, donc, de peur peut-être de me faire bêtement accuser de trafic d’influence, de passer outre son magnifique bouquin sur les philosophes et la cuisine.
Or, en plus de se trouver en ces pages, Normand Baillargeon, certains le savent, a collaboré pendant cinq ans à Dessine-moi un dimanche. On parle donc ici de liens renforcés et de deux familles, celle de l’écrit et celle de la radio.
C’est d’ailleurs lors d’une émission à laquelle nous avions aussi convié Ricardo, son idole (eh oui!), qu’il a eu l’idée de réfléchir sur la nourriture. Il a alors parlé d’Emmanuel Kant qui suivait des règles très précises quand il recevait ses amis à dîner. Donc, merci Ricardo! D’ailleurs, avant que sa belle-mère ne lui file un des magazines du chef entrepreneur, Normand ne s’était jamais vraiment intéressé à la cuisine. Il y eut, ce jour-là, épiphanie.
Et voilà! Lui chez qui une idée en attire une autre s’est mis à réfléchir à la question, à fouiller, à s’enquérir sur ce que les philosophes avaient bien pu dire et écrire au fil du temps.
Il a ainsi découvert que saint Thomas d’Aquin, probablement goinfre lui-même, s’était demandé si la gourmandise était un véritable péché, un péché capital ou un péché véniel. Les plus vieux comprendront ce que je veux dire. Or, pour cela, il a dû répondre à la question de savoir ce qu’est la gourmandise, et ce, en six points.
Il y a aussi des recettes, mais CE N’EST PAS UN LIVRE DE RECETTES, j’insiste. Non, les quelques plats suggérés servent davantage à illustrer le propos.
Sans être dogmatique, Baillargeon aborde des thèmes qui nous touchent peut-être davantage; par exemple le végétarisme, une question de morale depuis l’Antiquité. Il nous rappelle les propos de Pythagore, pour qui «c’était un crime à l’homme de servir sur ses tables la chair des animaux».
Il nous raconte des histoires aussi, celle de Peter Singer, un Australien qui, en 1971, dans une salle de cours du Collège d’Oxford, se lie à un jeune Canadien végétarien qui le convainc, sans vouloir le convaincre, qu’il n’est pas justifié de traiter les animaux comme on le fait.
Bon, je ne vous en ferai pas le récit. Normand s’en charge. Il se charge aussi de nous apprendre que Peter Singer est devenu un «sérieux candidat au titre des plus influents philosophes du 20e siècle», mais un candidat controversé à cause des principes éthiques qu’il défend.
Le «manger local», autre préoccupation de notre époque, soulève aussi des questions auxquelles Jean-Jacques Rousseau a tenté de répondre. Qui l’eût cru? Eh oui, l’Homme est bon, c’est la société qui le corrompt. Or «le locavorisme», qui consiste, en résumant beaucoup, à la consommation de nourriture produite dans un rayon de 100 à 250 kilomètres autour de son domicile, n’apparaît qu’au début du 21e siècle dans la région de San Francisco.
Il est aussi question de régimes, de supermarchés et des philosophies orientales. Là encore, on a droit à des histoires qui nous font voyager, qui nous ramènent au 13e siècle sur un bateau qui transporte un jeune Japonais arrivant en Chine pour étudier le bouddhisme zen chinois. Et une fois de plus, la nourriture est au programme, mais surtout «l’ajustement du corps», «l’ajustement de la respiration» et «l’ajustement de l’esprit». Vous aurez compris qu’il s’agit de méditation.
Vous dire que loin d’être moi-même philosophe, même si je m’intéresse à la philosophie, je ne suis guère plus un fou de cuisine. Pour être franc, je comprends même difficilement cet engouement effréné né il y a des années maintenant, et qui se poursuit, pour la cuisine et les livres de recettes. Peut-être, en raison de ma culture, enfant, ai-je été trop gâté par la vie, trop bien nourri, trop mis en contact avec des produits qu’on ne connaissait pas alors ici et qu’on ne mangeait pas dans les chaumières.
Toutefois, ce n’est pas de cela que traite ce bouquin. Baillargeon ne nous dit pas comment faire un risotto ou un excellent gigot d’agneau, d’autant plus qu’il ne consomme pas de viande… et puis Ricardo s’en charge. Non, il nous parle de plaisir, d’éthique, de regards jetés sur les cultures et les époques, d’Histoire, d’ouvrages, de rituels, «des enjeux que soulève la nourriture en philosophie», de conversations… Il nous invite à la table des philosophes.
Parce que, un peu comme Emmanuel Kant, Normand y propose des sujets pour converser à table.
Faut croire qu’il n’aime pas que manger… il aime aussi discuter!