Entre le fleuve et le ciel
Sur scène, elle est la grâce, la féminité, la passion, celle qui fait vivre et celle qui déchire. On la dirait sortie tout droit de Tchekhov. Elle a l’âme russe de Gorki. Elle est Blanche, Marie Curie, Lady Macbeth, Albertine, Mirandolina et Marie Stuart. Elle est toutes celles qu’elle incarne, et à chaque occasion qui se présente, dès que je le peux, je vais la voir au théâtre. Elle a toujours l’air de voler, de flotter au-dessus des planches. Je vais la voir comme on allait voir autrefois un film pour une actrice ou un acteur qu’on aimait tant. Ça ne se fait plus ou presque plus.
Je n’avais pourtant pas encore lu les romans de Sylvie Drapeau. Deux petits romans qui ensemble ne font même pas 200 pages. Or, ce n’est pas le nombre de pages qui définit la qualité d’une écriture, son intensité. On m’en avait parlé, vanté sa plume. D’ailleurs, on la reconnaît dans cette façon sensuelle, intime, intérieure et presque discrète d’écrire.
Les deux bouquins sont sortis à deux ans d’intervalle, rédigés par la même main, la même âme. Elle aurait d’ailleurs pu n’en faire qu’un seul. Peut-être n’a-t-elle pas osé se lancer dès le premier? Pourtant, le souffle y était, contenu, rythmé. Peut-être à l’époque a-t-il eu quelques ratés.
Il y a tout de même une différence entre Le fleuve, le roman paru en 2015, et Le ciel, qui nous est arrivé deux ans plus tard, mais aussi un lien, bien sûr, celui tissé par le temps. Cela dit, ça ne change rien. Je les ai lus l’un à la suite de l’autre. Et j’étais dans le même univers, les mêmes couleurs d’automne, les mêmes joies, les mêmes tristesses, la même famille.
Le premier, plus intérieur, évoque une enfance sur la Côte-Nord, au sein d’une famille nombreuse et d’une meute de jeunes loups fous de liberté et remplis de cette insouciance qui les poussent à courir, juste pour courir. Une gamine de cinq ans est baignée dans le bonheur d’un été qui bascule en drame. Après les courses dans la forêt bleue, les peurs qu’on s’invente et les baignades interdites survient l’accident, l’imprévu: la noyade du frère aîné d’à peine quelques années, Roch.
Il disparaît avalé par une marée plus rapide et cruelle que lui. La vie désormais ne sera plus la même, ni pour cette fillette, ni pour la fratrie un temps dispersée, ni pour cette mère au cœur déchiré. Sylvie Drapeau nous plonge en douceur dans l’insouciance et la douleur. Elle décrit avec une finesse inouïe l’indéfinissable, le mal, le deuil, l’égarement, l’incompréhension et surtout la vie qui, dans les moindres détails, continue. Et il y a ce fleuve qui là-haut se déguise en mer et qui bat la mesure du quotidien au rythme des vagues et des marées.
À l’horizon, le fleuve et le ciel se marient jusqu’à ne plus faire qu’un. Et c’est là que nous emmène Sylvie Drapeau dans son deuxième roman. La fillette a grandi. «Votre fille a 20 ans, que le temps passe vite, Madame, hier encore elle était si petite.» Elle est presque une femme, elle quitte la maison, la Côte-Nord, pour la ville, la grande, pour l’université et pour Paris.
Elle effleure une sensualité naissante, goûte au désir et au vent «des caresses sans fin», à la douceur insoupçonnée d’un garçon qui, sur le coup, est prêt à tout donner. Et le romantisme s’envole, et avec lui «la magie et la douceur».
En quelques pages, Sylvie Drapeau décrit la naissance de l’amour, la décevante réalité, et la chute au fond du gouffre qui laisse meurtri, blessé.
Ce second roman n’a rien à voir avec le premier. Elle y peint à l’aquarelle les émotions, les insatisfactions, les déceptions et l’errance d’un cœur meurtri d’abord par l’amour égaré et enfin par un tour du destin. Le douloureux souvenir de Roch remonte à la surface et voilà maintenant… voilà maintenant…
Je ne dirai rien sinon que cette enfant du fleuve devenue une femme en apparence libre descendra le courant, retrouvera la rive et la maison de la Côte-Nord.
Tout ce récit est si intime que le particulier s’y unit à l’universel. Voilà, je crois, la beauté et la finesse de ces deux romans. Le lieu, le clan, la ville, le déplacement, la chambre au drap taché de sang ne sont qu’artifices, accessoires et décors au service d’une troublante émotion.
Sylvie Drapeau
Le fleuve, Leméac, 2015, 72 pages
Le ciel, Leméac, 2017, 88 pages