Limiter les dégâts
Ce Discours de réception du prix Nobel imaginé par Jean Barbe est une blague. C’est ce qu’il se plaît à répéter. Peut-être tout cela a-t-il commencé comme un jeu, bien que j’en doute. Peut-être a-t-il voulu s’amuser à rédiger le discours hypothétique qui mériterait d’être lu et qu’il aimerait livrer à l’Académie du Nobel, advenant bien sûr qu’on lui décerne un jour le prix. Peut-être.
Je me suis donc lancé dans la lecture de ce tout petit bouquin d’à peine une soixantaine de pages en m’attendant à sourire, à rigoler, en l’imaginant, lui, Jean Barbe, prenant l’avion pour Stockholm afin de recevoir cet honneur que Bob Dylan n’a pas daigné aller chercher le jour convenu. Il aurait dû. C’est donc dans son habit d’apparat à plusieurs milliers de dollars que je voyais Jean Barbe se présenter devant cette respectable assemblée, bien décidé à lui dire quelques mots.
Or, le bouquin commence comme le récit presque naïf d’un petit garçon qui a découvert les joies de la lecture en se plongeant dans les mémoires du champion cycliste Louison Bobet. C’est son enfance de gamin de Laval qu’il raconte. Une jolie entrée en matière, d’autant plus que petit Jean avait lui aussi un vélo, une bicyclette, en fait, avec un siège banane et des poignées Mustang. Petit Jean, bien sûr, n’avait aucune ambition de faire le tour de France, mais il avait soif de cette liberté que lui offrait son vélo et de celle qu’il découvrait, ligne après ligne, à travers les exploits du champion cycliste. Il voyageait, traversait les cols et comprenait du même coup que la lecture était un moyen merveilleux de s’évader et de voir le monde, même en ne quittant pas les environs du boulevard de la Concorde.
Et par magie, tranquillement, il s’est mis à faire la différence entre livre et littérature. Et il a découvert surtout pourquoi, lui, Jean Barbe, se devait d’écrire «pour consoler les vivants».
C’est ici que tout bascule. Mais n’allez pas croire qu’il s’agit ici d’un petit bouquin léger sur l’enfance ou la découverte de terres inconnues. Le sérieux du propos ne tarde pas à apparaître et à étaler ses tentacules comme une pieuvre en mouvement, cette bête considérée comme particulièrement intelligente.
En fait, ce discours est d’abord un plaidoyer pour les livres et la lecture; leur nécessité dans une société à la dérive et leur caractère essentiel pour l’humain et son humanité. Puis ce même discours emprunte une pente glissante qui fait de lui un brûlot, une critique sévère des réseaux sociaux (bien que ce ne soit pas là l’essentiel de l’ouvrage), d’un consumérisme culturel qui éloigne les arts et la littérature de leur vocation première: rapprocher les êtres humains, les uns des autres.
Cependant, aux yeux de Jean Barbe, l’économie, le libéralisme économique, Facebook et compagnie ont fait basculer notre monde vers l’isolement. Ce discours marchand, va-t-il jusqu’à affirmer, est «un mode de destruction massive». Il attaque le paradoxe de «l’industrie culturelle», l’opinion débridée, le mépris envers les intellectuels et les artistes, la remontée du discours d’extrême droite, «l’immobilisme face aux changements climatiques» et même «l’élection de Trump». Il s’attarde à la téléréalité aussi, rappelant que cette engeance qui a cultivé le culte d’un star system dépourvu de talent est née d’une grève des scénaristes. Et comme la nature a horreur du vide, producteurs, diffuseurs et marchands du temple se sont empressés de remplacer l’acte de création par des jeux de rôles vides ne servant qu’à meubler des cases horaires et créer des vedettes mises au monde par le bleu d’un écran cathodique.
Dans son plaidoyer pour l’art, la culture et la littérature, il donne même des exemples: Réjean Ducharme, notamment, dont la disparition a suscité un raz-de-marée emportant sur son passage autant d’ignorants que de lettrés. Tout ça parce qu’il était invisible et que les adeptes des réseaux sociaux adorent, pour citer Stendhal, «l’esprit charmant invisible aux sots».
Pour Jean Barbe, l’art et la littérature représentent «le meilleur de l’humanité». Alors, demande-t-il aux dignitaires de la prestigieuse académie, «pourquoi cette humanité lit-elle si peu?»
La question ne vaut-elle pas la peine d’être posée?
Entre vous et moi, j’ai eu du plaisir à parcourir ce discours vrai destiné à d’imaginaires dignitaires. Parce que ce Barbe qui écrit si bien nous permet, en ne perdant pas de vue la mort d’un père ou les propos d’un Le Clézio, de garder au moins un espoir, celui de «limiter les dégâts».