Geneviève Castrée : De peine et d’amour
Elle aura semé ses mots au vent dans un dernier souffle, emblavé ce jardin de vivaces qui lui survivraient. Publiés à titre posthume, les deux derniers ouvrages de Geneviève Castrée ont été écrits et dessinés alors que la terre se dérobait sous ses pieds.
Été 2016. Le pancréas de Geneviève Castrée vient à défaillir, son cancer la pousse vers le trépas. Elle n’a que 35 ans et Agathe, sa seule fille, le fruit de ses entrailles, n’a même pas encore soufflé ses deux bougies. C’est une histoire infiniment triste, d’une indicible injustice.
Qu’il était doux, jusqu’ici, de laisser couler les jours sur sa montagneuse île de la côte Ouest, dans la photogénique petite ville d’Anacortes. C’est de là, dans l’État de Washington, que ses écrits, ses dessins et ses chansons prenaient corps. Une production multidisciplinaire cohérente et un peu magique, des œuvres admirées par-delà les frontières de cette Belle Province qui l’avait vue naître, grandir et partir, ce Québec qui ne la célèbre que timidement encore. «Je pense que ça viendra, se console son grand ami Benoît Chaput. Quand Geneviève est morte, moi, j’ai envoyé un communiqué à tous les médias et les échos ne sont pas venus d’où je pensais. La Presse en a parlé, le Journal de Montréal en a glissé un mot, mais il n’y a pas eu une ligne dans Le Devoir. J’étais un peu choqué. Je pense que beaucoup de monde ne se rendait pas compte de qui elle était. Là, ça commence à se passer. C’est souvent comme ça. Avec un certain temps, elle va finir par être redécouverte, les gens vont réécouter sa musique, redécouvrir son œuvre. Ça va se faire tranquillement.» L’éditeur de L’Oie de Cravan a toujours des yeux pour la voir, reconnaître son génie. Elle n’a que 16 ans et des fanzines photocopiés sous le bras lorsque Benoît la rencontre dans ce bar où elle n’avait pas même le droit d’entrer. Son mentor lui restera fidèle et publiera (presque) tous ses livres, du premier au tout dernier. À ce jour, le souvenir de sa petite sœur de cœur l’habite encore.
L’âme de Geneviève flotte aussi au-dessus de Phil Elverum, son veuf, un musicien américain que l’on connaît davantage sous le sobriquet de Mount Eerie. Ses deux derniers EP ont été cueillis aux champs de sa peine, ses chansons puisées à même ses larmes. Ses plus récents textes sont d’une sincérité poignante. Sa voix bouleverse. «À vrai dire, j’étais surpris que ça se passe ainsi parce que je ne pensais pas que j’allais refaire de la musique. Et ça ne me tentait plus. La musique, pour moi, me semblait immorale, ou quelque chose du genre. Ça me semblait brutal. Ou peut-être juste off target dans le contexte, celui d’une mort bien réelle. Puis après, j’ai simplement commencé à transformer mes pensées en chansons.» L’écriture, pour l’amoureux éploré, a véritablement pris la forme d’une thérapie – un mot qu’il utilise lui-même. Et libérer ses compositions lui aura accessoirement permis de consoler, de trouver écho dans les oreilles des autres endeuillés.
Mais Phil ne croit pas aux fantômes. Voilà ce qu’il entonne sur Distorsion, piste 2 de son dernier mini-disque en date, le second de sa si triste série. Ça ne l’empêche pas d’être hanté par la succession de Geneviève dont il se veut le principal responsable. C’est grâce à lui si la toute dernière création de sa douce voit la lumière du jour. Un album écrit dans des conditions très particulières, uniques. Son sprint final, en quelque sorte. «Elle a commencé à travailler là-dessus environ six mois avant de partir. Elle est morte en juillet. C’était à la fin du printemps, au commencement de l’été, lorsqu’elle a commencé. Je ne sais pas exactement ce qui l’a inspirée… C’est parce qu’elle ne voulait pas du tout parler de la mort, elle était très optimiste tout au long de sa maladie. Jusqu’au tout dernier jour, elle refusait d’évoquer cette possibilité, ce dénouement, même si c’était évident sur le plan médical. Elle focussait sur la pensée positive. Mais je crois qu’au fond de son cœur, elle était consciente que ça n’allait pas bien du tout, qu’elle allait mourir.» Il se racle la gorge, un court silence tombe. Puis il enchaîne: «Peut-être a-t-elle commencé à travailler sur ce livre parce qu’elle voulait léguer quelque chose de spécial pour notre fille. C’est conçu comme un livre pour enfants même si c’est une histoire plutôt dure.»
Une bulle, ou A Bubble dans la langue d’Elverum, est coédité par La Pastèque. Une première, dont le cofondateur Frédéric Gauthier s’ébaudit avec pudeur, circonstances particulières obligent, lui qui a toujours admiré le travail de la bédéiste sans pour autant collaborer avec elle de son vivant. «Pour moi, c’est vraiment quelqu’un qui a un style propre à elle. Je pense que lorsqu’elle est apparue sur la scène, on sentait ses inspirations. Julie Doucet, c’est facile de voir le lien, d’une certaine façon, mais rapidement son style graphique et son univers narratif n’appartiennent qu’à elle. C’est un mélange de poésie, de monde fantastique, une touche très, très personnelle, et féminine aussi.» Ses derniers dessins resplendissent par la finesse de leurs textures, la finesse de leurs lignes. Même recluse et malade, son talent ne s’était pas étiolé.
Agathe, sa cocotte, son petit champignon, apprivoise aujourd’hui la mort avec la candeur des petits enfants. Geneviève lui aura laissé le plus beau des cadeaux, un livre qui, à beaucoup d’égards, fleure bon la joie de vivre. «Elle était comme ça avec la petite, se souvient Phil. Elle était douce, heureuse et elle avait plein de surnoms mignons pour elle. Elle ne voulait pas d’un livre triste, elle ne voulait pas être un poids pour Agathe. Elle voulait seulement être une maman gentille, aimante.» L’illustratrice et écrivaine aura traduit ses derniers 18 mois en dessins, des saynètes d’une tendresse infinie. L’amour ne meurt jamais.
Une bulle/A Bubble
(La Pastèque/Drawn and Quarterly)
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Maman apprivoisée
(L’Oie de Cravan)
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