Esther Laforce : Aux premiers temps de l'anthropocène
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Esther Laforce : Aux premiers temps de l’anthropocène

Replonger dans le passé, rester «en équilibre sur [ses] souvenirs» pour retarder la fin: voilà ce à quoi s’adonne Émilie en écrivant cette lettre à sa sœur mourante. Le premier roman d’Esther Laforce, d’une apparence délicate lorsqu’on s’arrête au petit livre blanc entre nos mains, aborde le contraste le plus pur qu’est celui entre la vie et la mort. Une opposition évidente qui réussit à nous surprendre par sa forme, à nous secouer.

S’il y a souvent quelque chose de réconfortant dans l’évocation des jeux d’enfance, ceux d’Émilie et de sa sœur Mélissa, qui passaient beaucoup de temps à la campagne – royaume de la liberté pour des petites filles de la «banlieue si réglée qu’on appelait la ville» –, ont quelque chose d’inquiétant; un voile gris, une brume chaude et dense qui plane au-dessus. À commencer par la découverte du corps d’un chevreuil décapité au pit de sable: une rencontre inattendue et indésirée, comme un prélude aux embûches de leur relation. «D’instinct, tu t’étais détournée et retirée vers le chemin d’où nous venions, fuyant la mort et ses traces.» Il faudra trouver comment éviter de faire demi-tour devant le décès prématuré des parents; l’infertilité malgré un désir d’enfanter pour pallier la disparition d’une famille, des lieux et des mémoires qui l’entourent.

«Devrait-on craindre la fin du monde?» Les prophéties religieuses indiffèrent la narratrice qui se raccroche plutôt du mieux qu’elle peut aux gestes banals et à la nature qui, même si elle s’éteint elle aussi à vue d’œil, permet encore de s’enraciner quelque part. «C’est ainsi que j’apaisais ma frayeur quand, il y a longtemps, assise dans des montagnes russes, j’attendais que le train se mette à tomber à toute vitesse.» Vieillir seule effraie, mais c’est davantage la chute imminente vers l’inconnu qui terrorise.

Malgré un récit très sombre, à la fois réaliste et franchement confrontant, l’espoir se faufile dans un mince filet de lumière qui perce à travers les voyages et la prose: de quoi «avancer d’heure en heure» vers la fin d’un monde, sans savoir comment occuper le temps qui nous en sépare sinon que par la correspondance avec celles et ceux qui l’auront quitté en premier.

Aux premiers temps de l’anthropocène
Esther Laforce
Leméac, 96 pages, 2018
ISBN : 9782760947917