Renouveau chez les éditeurs
Un véritable changement de garde s’effectue chez nos éditeurs depuis un peu plus d’une décennie. Portrait de ces nouveaux joueurs qui viennent bouleverser le paysage littéraire québécois.
Des éditeurs viennent brouiller les frontières de la publication traditionnelle, optant tantôt pour l’autodistribution, tantôt pour une prise en charge de l’offre en traduction au Québec. Avec eux, la littérature se décloisonne, sort du livre, monte sur scène, s’incarne sur les réseaux sociaux. Et les lecteurs, curieux, sont au rendez-vous.
Un pari commun
Les maisons qui font parler d’elles présentent de nouveaux auteurs, sont inclusives et ont un réel souci de représentativité de la pluralité des voix issues des diverses communautés, non pas pour suivre une tendance, mais de manière tout à fait délibérée, réfléchie.
Elles font le pari de célébrer une littérature en construction; celle d’une génération d’auteurs qui écrit avec des influences et des moyens technologiques différents de leurs prédécesseurs.
«Les premières années étaient plus artisanales, on allait chercher de jeunes écrivains talentueux et on a continué dans cette logique, en prenant des risques dès le départ, souligne Simon Philippe Turcot, directeur général à La Peuplade. On travaille dans une logique de littérature de découverte. À force de découvrir des auteurs, on a rencontré des lecteurs et notre réseau s’est étendu.»
Doublés de couvertures attrayantes et léchées, pensés de concert avec des artistes en arts visuels, les livres que l’on découvre chez ces éditeurs sont poreux. Les genres se mélangent, la parole ose et les livres surprennent. En plus de ce souci esthétique, certains éditeurs n’hésitent pas à se jouer de certains codes et à opter pour l’hybridité. Bref, les genres se mélangent, la parole ose et les livres surprennent, tant dans leur forme que dans leur fond. Aux Éditions de Ta Mère, par exemple, on aime les formes brouillées. On y publie, notamment, des essais hyper sérieux sur des sujets éclatés qu’on n’aurait jamais pensé être traités par le milieu universitaire.
Avec des factures visuelles fortes, des maisons comme Alto, l’Écrou, Ta Mère, La Peuplade, La Pastèque ont développé une signature qui assure la confiance de leurs lecteurs. «On reconnaît les livres, il y a une écurie, on sait quel genre de texte on va se faire servir, ce qui favorise la prise de risque des lecteurs. On prend tous des risques, ensemble», dit Simon-Philippe Turcot.
Plus qu’un outil marketing, les œuvres présentées en couverture font partie intégrante des œuvres. Maxime Raymond, directeur littéraire aux Éditions de Ta Mère: «On se voit plus comme une entité créative que comme une entreprise. Je pense que c’est ça la clé. Je me sens plus comme un diffuseur de culture qu’un imprimeur. Ce qu’on peut qualifier de renouveau depuis 15 ans est ancré dans cette idée de création. Nous [les nouvelles maisons] voulons mettre de l’avant la littérature. Il n’y a pas de compromis. Nous refusons de tomber dans la facilité.»
Des formes mouvantes
La chaîne du livre étant bien régulée, le nerf de la guerre demeure, pour ces jeunes maisons, la distribution. Les modèles économiques foisonnent pour les petites et moyennes maisons d’édition. Celles qui choisissent de distribuer elles-mêmes leurs livres ont à la fois une grande liberté éditoriale et des contraintes qui peuvent les garder définitivement en marge de certains marchés. Chez Les Éditions de la Tournure – Coop de solidarité, on a opté pour 10 têtes pensantes à la direction, en plus de tous les membres avec lesquels on ne manque pas de réfléchir la distribution et la diffusion des livres qui y sont créés. Le modèle de concertation permet, par exemple, de penser autant les enjeux de représentation des communautés LGBTQ2SA+ que la présence des auteurs et de leurs œuvres en région.
Comme la diffusion se fait à même le réseau des membres via les librairies indépendantes, Le Pressier et certains lieux hybrides qui accueillent la littérature parmi d’autres formes d’art, le pourcentage habituellement prélevé sur les ventes par le distributeur est remis en droits d’auteurs alors que la part sociale permet de financer entièrement les œuvres littéraires. Le revers est tout de même cuisant: les livres autodistribués, bien souvent de qualité égale aux livres institutionnalisés, sont automatiquement exclus des circuits des prix littéraires, lesquels offrent d’importantes vitrines aux livres d’ici.
Dehors la littérature
Si les événements littéraires dans les librairies indépendantes ont le vent en poupe, pensons notamment aux soirées Le Port de tête, la nuit à Montréal, certains se déplacent hors de celles-ci. Aux lancements traditionnels, les nouveaux éditeurs vont préférer souvent des soirées de performances dans des lieux en dehors du circuit littéraire ou encore sur les réseaux sociaux. Pour les plus petits joueurs, ces événements permettent de garder les communautés alertes quant à leur travail, en plus de développer un sentiment d’appartenance envers leur maison.
La nouvelle littérature québécoise s’exporte en dehors du livre le temps d’en jeter plein les yeux sur scène lors de festivals (Dans ta tête, Off-festival de poésie de Trois-Rivières, Québec en toutes lettres, La grande nuit de la poésie de Saint-Venant-de-Paquette), de micros ouverts, de sorties de résidences d’écriture et autres.
Autre exemple: aux Éditions de Ta Mère, on se joue complètement des codes du marketing en envoyant aux abonnés une infolettre déjantée qui, au final, est tout sauf une infolettre. «On voulait diversifier notre présence en ligne, ce qui est de plus en plus difficile avec les algorithmes, indique Maxime Raymond. On voulait pas faire une infolettre plate parce qu’on haït tous ça recevoir des infolettres plates. Alex [Alexandre Fontaine Rousseau, scénariste de bande dessinée et auteur aux Éditions de Ta Mère] est de plus en plus cabochon et moi je suis le méchant éditeur qui le brime dans ses élans littéraires. Ça participe à créer le rendez-vous avec les lecteurs, ça crée une discussion. Pour moi, c’est un pari gagné. Pis ça nous fait rire!»
Les Éditions de l’Écrou nous offrent, quant à elles, de superbes productions vidéographiques pour mousser la sortie de leurs recueils de poésie, empruntant au cinéma. Ce médium sert à sublimer les mots des poètes de l’oralité qui y publient. Pensons à Marjolaine Beauchamp, Alexandre Dostie, Baron Marc-André Lévesque.
Vers la France et plus loin encore!
Longtemps, les traductions vers la langue française ont été l’apanage des Français. À La Peuplade, on a ouvert le catalogue aux traductions étrangères avec le désir de proposer un nouveau corpus aux lecteurs québécois. Avec le souci de garder la ligne éditoriale de la maison, Mylène Bouchard, directrice littéraire, et Simon-Philippe Turcot ont réfléchi à leur positionnement géographique. «Théoriquement, être basés au Saguenay nous pose beaucoup de problèmes, mais on a plutôt réfléchi dès le début en se demandant de quelle façon la maison pourrait tirer profit de cette situation géographique. On a voulu s’inscrire dans la Boréalie, dans le Nord, essayer de voir ce qui se fait dans les pays nordiques pour créer un dialogue entre les écrivains québécois et scandinaves. On cherche, un peu de la même manière qu’on cherche les manuscrits francophones, des œuvres très fortes pour enrichir le catalogue. En achetant les droits étrangers et en développant la traduction, on devait avoir une distribution dans la francophonie, ce qui nous a permis d’entrer en France. En signant avec Gallimard [le distributeur], ce qui est génial et vertigineux, c’est qu’on se développe dans l’ensemble du monde francophone.» Un tour de force auquel aspirent plusieurs maisons d’édition.
Place aux lecteurs
Bien que le milieu soit en pleine effervescence, les défis sont nombreux pour les maisons d’édition québécoises. Il y a un nombre grandissant d’éditeurs alors que l’espace médiatique consacré à la littérature rétrécit comme peau de chagrin.
«On a de la difficulté à parler de littérature dans le paysage médiatique aujourd’hui, croit Maxime Raymond. Il n’y a presque plus de critiques, les médias parlent de moins en moins de livres, le public consomme moins les revues littéraires. Comme on sort moins de livres et qu’on a moins d’exposure que les grosses maisons, j’essaie de pousser [l’attention que l’on reçoit] comme un avantage. J’ai envie de développer l’aspect collectionneur. On privilégie le développement d’un sentiment d’appartenance et l’envie des lecteurs d’embarquer dans le trip, de s’intéresser à la globalité de la production. On publie moins de 10 livres par année, alors quelqu’un peut tous les acheter sans se ruiner. J’essaie de penser la collection comme un tout: je veux ouvrir le dialogue, mettre les auteurs de l’avant.»
Outre les lignes éditoriales cohérentes, la force des nouveaux éditeurs réside sans l’ombre d’un doute dans l’attention qu’ils portent à leur lectorat. Travaillant dans de plus petites structures, ces maisons d’édition peuvent jouer avec les paramètres de production qui sont les leurs. Ainsi, entre la naissance d’une idée et sa réalisation, entre la rétroaction des lecteurs et de nouveaux développements, il y a très peu d’intermédiaires.
Somme toute, évoquer le changement de garde chez les éditeurs revient à parler inévitablement des voix en dormance qui attendent encore l’appel de ces maisons d’édition. Maxime Raymond croit d’ailleurs «que si on voulait faire un portrait de la littérature de notre époque, il ne faudrait pas le faire avec les livres publiés, mais avec ceux qui ne le sont pas.»
N’empêche, au Québec, la littérature est en pleine ébullition. Il se fait des livres et de la littérature de manière innovante, suffit de tendre l’oreille, de demeurer curieux, pour aller à leur rencontre.
Le Salon du livre du livre de Montréal, qui se déroule du 14 au 19 novembre à la Place Bonaventure, en est d’ailleurs une excellente occasion.