Alexie Morin : Ouvrir son cœur
Les anecdotes aux apparences banales sont parfois les pièces les plus difficiles à placer. À l’image d’un casse-tête dont les morceaux sont étalés devant nous, Ouvrir son cœur d’Alexie Morin, qui brille parmi la liste préliminaire du Prix des libraires dans la catégorie roman québécois, est un récit fragmenté dont la construction – ou la reconstruction – se fait de manière organique, sans points de rupture.
«Moi aussi! Moi aussi, je me suis fait opérer, je me suis fait opérer deux fois.» Avec l’enthousiasme d’une enfant qui «parle comme un dictionnaire», la jeune Alexie se rend intéressante auprès de Fannie, une petite voisine – qui deviendra une amie importante – souffrant d’une malformation cardiaque. Alors qu’avec recul, la narratrice adulte évoque la maladresse de comparer son opération à l’œil à celui d’une chirurgie où la vie est en jeu, il s’agit du seul moment du récit où cette dernière s’offre le droit de ressembler à l’autre.
Amitié, humiliations, solitude, distractions de fond de classes – ou de bord de fenêtres. C’est dans les Cantons-de-l’Est que grandit Alexie; ceux à l’antipode des condos hygge de Bromont. À Windsor, tout est frette et rien n’est grandiose, on naît de pères travailleurs d’usines et de mères couturières chichement payées. Avec ses 255 fragments dont la prose est remarquable, Morin revendique le presque ordinaire et la non-beauté en dépeignant un portrait juste et plutôt rare: une anxiété qui ne repose pas sur le regard des autres, mais uniquement sur la certitude d’être inapte à interagir, à se mouvoir dans l’espace. «Je regardais mon reflet dans le miroir et je me disais qu’il était injuste, profondément, qu’on ait pu me traiter de laide, qu’il fallait être soi-même de mauvaise foi, soi-même méchant pour me dire laide, parce que je n’avais rien de laid, et que je ne voulais de mal à personne.» Personnifié comme «L’œil croche», le strabisme de la narratrice est un pivot, la toute première marque d’une différence qui s’ancrera autrement.
Ouvrir son cœur: d’abord comme une manière de se dévoiler sans détour malgré la honte, d’offrir aux autres les souvenirs qui ont été implantés et les traces qu’ils auront laissées; puis, comme une véritable dissection de soi, celle qui découpe avec minutie chaque partie de l’existence pour continuer à l’habiter.