La part d'invention
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La part d’invention

Vingt ans après son premier livre, Au bout du chemin (Boréal, 1999), l’écrivaine Stéfani Meunier revient avec un cinquième roman et une sixième parution: La plupart du temps je m’appelle Gabrielle.

Six ans se sont écoulés depuis On ne rentre jamais à la maison (Boréal, 2013), dans lequel l’autrice abordait les réminiscences de la jeunesse, les souvenirs échappés. Elle revient ici sur le territoire de l’enfance, doublé cette fois de la maladie mentale. Un roman concis, sans fioritures, qui se présente au lecteur comme une ode à l’adversité, à la résilience.

«Ma mère est folle»

Si la plupart du temps elle s’appelle Gabrielle, c’est que la narratrice d’une vingtaine d’années a une mère qui souffre d’un trouble dissociatif de l’identité. «Ma mère s’appelle Maria, elle a cinquante ans, elle est mariée à mon père depuis toujours en ce qui me concerne, elle a une fille, moi, Gabrielle. Et d’autres fois, ma mère, Susan, anglophone francophile, mariée à mon père depuis toujours, a une fille de quatorze ans en pleine crise d’adolescence, moi, Maude.» Technicienne en éducation spécialisée, Gabrielle travaille dans une petite école «parce qu’[elle] ne veut pas quitter [sa] propre enfance». C’est là qu’elle rencontre Lougan et Jean, des jumeaux atteints respectivement d’un trouble d’opposition avec provocation (TOP) et d’un trouble du spectre de l’autisme (TSA), et plus tard leur mère, Jasmine, avec qui elle tissera une amitié pour garder près d’elle ses garçons dont elle s’est amourachée.

Ce sont des circonstances personnelles qui ont retenu l’écriture de ce sixième livre et qui expliquent le silence des dernières années de l’autrice. «L’idée de départ est arrivée pas très longtemps après la parution du dernier roman. J’ai écrit les 15 premières pages très rapidement, pis après, il y a eu un trou noir d’écriture causé par une séparation et un deuil, celui de mon père. […] C’est vraiment une idée qui m’est apparue en pleine insomnie, à savoir: quelqu’un qui aurait un trouble dissociatif de l’identité et qui aurait un enfant, est-ce que l’enfant serait le même pour les deux personnalités? De là a découlé la première phrase, puis sont venues les 15 premières pages, et finalement le reste du livre!»

Si les bases du roman sont fictives, Meunier souligne qu’il s’agit peut-être du texte qui se rapproche le plus d’elle, ayant un fils souffrant de TOP. «C’est loin d’être un livre autobiographique, mais je crois que c’est peut-être dans celui-là qu’il y a le plus de moi. Surtout avec l’apparition de la mère des jumeaux, le personnage de Jasmine, ça m’a permis d’aborder des choses qui sont près de moi. Par contre, au début, j’étais plutôt vulnérable, même si ça m’avait fait du bien d’écrire là-dessus, je me disais que ça allait n’intéresser personne.» Car pour l’autrice, le pacte fictionnel est essentiel dans l’écriture, c’est d’ailleurs ce qui l’a guidée lors de ses recherches sur les différents troubles qui peuplent le livre. «J’ai lu beaucoup au départ autour de la maladie, mais à un certain moment, j’ai senti que je devais cesser, car je ne voulais plus réfléchir sur ce qui se pouvait ou ne se pouvait pas, je voulais garder mon filon, user de mon avantage d’écrire de la fiction.»

Jeu de miroirs

I am you and you are me but we are nothing.
– Safety Rope, Mick Flannery

Dans un précédent roman, Ce n’est pas une façon de dire adieu, Meunier avait témoigné de tout son amour pour la musique, elle qui n’hésite jamais à en parsemer ses livres. «La musique m’influence beaucoup quand j’écris, voire plus que mes lectures. Je trouve que ça crée rapidement des ambiances, des atmosphères, et c’est toujours ce que j’essaie de reconstituer pendant l’écriture.» Pour celui-ci, c’est le chanteur irlandais Mick Flannery qu’elle a écouté en boucle, le citant même en exergue à l’ouverture de la deuxième partie du roman.

C’est dans un jeu de miroirs que l’autrice amène son lecteur, s’amusant avec différentes oppositions, souvent causées par la maladie. Mais ce qui l’intéresse le plus, c’est cette part de fiction que nous portons en nous; chaque jour, nous nous créons des histoires que nous évoquons dans le réel, aux dépens de la vérité. «Les doubles, les illusions, les vies qu’on s’invente, c’est vraiment au cœur du roman. Oui, c’est amené par la maladie mentale, mais on fait tous cela, et je trouvais intéressant de voir comment je pouvais l’aborder dans ce livre. Parce que la part d’invention des choses qui n’existent absolument pas dans notre vie a quand même un gros impact sur nous.»

Livre tragique aux accents lumineux, La plupart du temps je m’appelle Gabrielle s’inscrit parfaitement dans l’œuvre de Stéfani Meunier, une œuvre meublée de romans inquiétants, aux atmosphères réussies et aux personnages fulgurants, une œuvre à laquelle on espère vous avoir convié.

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La plupart du temps je m’appelle Gabrielle
Stéfani Meunier
Leméac, 128 pages, 2019
ISBN : 9782760948020