Éric Vuillard : Les deux temps de l’histoire
Éric Vuillard, Goncourt 2017 pour L’ordre du jour (Actes Sud) – abordant l’Anschluss et les fondations de ce qu’allait devenir l’Allemagne nazie –, fait paraître La guerre des pauvres, court récit historique au parfum de gilets jaunes. De passage à Montréal à la fin de l’année dernière, nous nous sommes entretenus avec cet écrivain français dont l’œuvre ne cesse de puiser dans l’Histoire pour y retrouver des échos universels.
Depuis Conquistadors (Léo Scheer, 2009) – récit de la conquête du Pérou par l’Espagnol Francisco Pizarre –, Éric Vuillard peaufine des livres concis et brillants, loin des fictions historiques barbantes, le positionnant ainsi comme l’un des écrivains français les plus pertinents de sa génération. De la Révolution française (14 juillet, 2016) à Buffalo Bill (Tristesse de la terre, 2014) en passant par la colonisation (Congo, 2012), il propose des vignettes revisitant certains angles morts de l’Histoire, offrant ainsi ses propres relectures.
«Lorsque je lis ou relis un livre, la musique que j’y trouve n’est pas la même que la première fois, elle ne correspond pas à la configuration des connaissances acquises ailleurs, indique l’auteur. Par exemple, je relis les mémoires de Churchill que j’avais déjà parcouru il y a 25 ans à la sortie de l’école. J’avais donc une connaissance scolaire, voire rudimentaire, de la Deuxième Guerre mondiale et donc mon attention était aimantée par les grandes questions. Mais lorsque j’y replonge, tout cela m’intéresse peu. En revanche, les épisodes dont je n’avais aucun souvenir, auxquels je n’avais prêté aucune attention, qu’on pourrait presque juger insignifiants, tout à coup m’apparaissaient comme des épisodes tout à fait significatifs et j’y voyais là une tout autre interprétation de l’Histoire.»
Pour Vuillard, cela n’est en aucune sorte un révisionnisme de l’Histoire. C’est simplement l’un des avantages non négligeables que possède l’écrivain: «Je crois au fond que la littérature est une relation au savoir particulière. Si les chercheurs, les historiens ou les sociologues par exemple, forment une communauté, ce n’est pas le cas des écrivains, qui eux sont atomisés. C’est un savoir qui se forme étroitement avec le langage. La littérature se fonde sur cette relation. L’écrivain donne au fait d’écrire des capacités de découverte. […] L’écriture, c’est surtout une part d’inconnu. Les mots nous entraînent toujours vers des pistes que nous n’avions pas prévues et c’est à ça que l’écrivain est particulièrement sensible.»
À des lieues de la romantisation des faits historiques et des Dan Brown de ce monde, Vuillard préfère chercher ce qui était sous notre nez tout ce temps. «Je ne suis pas contre l’idée de l’écrivain qui découvre une archive inconnue, dit-il. Mais le mythe de l’archive manquante porte une sorte de théologie vulgaire, il aspire presque au complot. Ce qui est le plus intéressant, c’est, au fond, La lettre volée d’Edgar Poe. On cherche quelque chose qui est sur la table! On doit pouvoir, à partir même de ce que nous connaissons le mieux, apprendre encore.»
Aimer l’homme
«Ce n’est pas Dieu qui se soulève, c’est la corvée, les censives, les dîmes, la mainmorte, le loyer, la taille, le viatique, la récolte de paille, le droit de première nuit, les nez coupés, les yeux crevés, les corps brûlés, roués, tenaillés.»
Dans La guerre des pauvres, l’écrivain s’intéresse au prédicateur allemand Thomas Müntzer du 16e siècle. À la tête de révolte paysanne, Müntzer a fait trembler le pouvoir politique et religieux de l’époque pour une véritable émancipation du peuple. Réelle courtepointe des soulèvements populaires aux quatre coins de l’Europe au seuil de la réforme luthérienne, La guerre des pauvres se veut aussi, voire surtout, une ode à la population, à l’insurrection, au pouvoir de la rue. «Aimer les pauvres, c’est aimer la pauvreté haïssable, ne plus la mépriser. C’est aimer l’homme. Car l’homme est pauvre. Irrémédiablement. Nous sommes la misère, nous errons entre le désir et le dégoût», explique Vuillard
Si, lors de notre entretien, Vuillard parlait d’un prochain livre campé en Indochine, force est de constater que l’actualité politique française lui a forcé la main, trouvant encore, à des siècles de nous, un parfum bien contemporain.
À juste titre, interrogé sur les thèses que certains qualifient de marxistes que ces romans portent, il soulignait qu’il n’y avait rien de bien nouveau. «C’est l’histoire de la littérature elle-même qui a accompagné l’émancipation des peuples. Si on prend l’exemple de Zola, il est beaucoup plus modéré que son œuvre! C’est sa littérature qui épouse quelque chose de beaucoup plus vaste que l’écrivain lui-même.» La force de Vuillard réside dans le ton avec lequel il propose chacune de ses relectures historiques, sans être drôle ou cynique, il y a un certain regard oblique avec lequel l’écrivain aborde chaque récit, comme si de son écriture, l’Histoire nous envoyait des clins d’œil. «Il y a une phrase de Marx très célèbre qui dit: comme le remarque Hegel, tous les événements se passent deux fois dans l’Histoire, mais il a oublié d’ajouter qu’ils se déroulaient d’abord sous forme tragique, puis sous forme de farce. Il me semble qu’au fond, tous les événements se déroulent en même temps sous forme tragique et sous forme de farce, au même moment, et c’est ça le grotesque.»
De cette habileté à cerner les échos de l’Histoire, Vuillard use de la fiction pour soutenir un propos clair, brillant, épatant, tout en évitant le piège du roman à thèse. Et ne serait-ce que pour cette raison, vous seriez fou de vous en passer.
La guerre des pauvres
Actes Sud
80 pages