Misère et dialogue des bêtes
Un homme marche en forêt. À ses côtés, un loup, un coyote, l’immensité. Les sentiers s’ouvrent dans la nuit pour se refermer sur eux-mêmes. Les arbres, silencieux, témoignent du passé. Dans sa poche, craintes, rafales, barbarie. Un homme marche en forêt et d’un coup, les sens se renversent. Un homme marche en forêt et comme tant d’autres avant lui, il collectionne les histoires de chasse. Ces rencontres auraient pu demeurer des anecdotes à raconter autour d’un feu, des épouvantes dont on rit, l’esprit grisé par l’alcool. Mais non. Parce que l’homme qui marche en forêt, c’est Jean-Marc Desgent, l’un des plus illustres poètes québécois. Parce que l’homme qui marche en forêt a décidé de sublimer l’anecdote pour nous offrir Misère et dialogue des bêtes, un recueil de poésie aux effluves troubles de lichen et de rosée.
Si le recueil s’ouvre sur un des rares poèmes en vers du livre – «ça ne s’oublie pas les langues/du visible ou autres secousses/les mouvements du monde/les images qui tonnent c’est ce qui reste» –, l’ensemble poétique se présente en blocs de prose sans ponctuation: «[A]rrive un loup qui attend la fin du monde […] il devient mon loup quotidiennement je monte avec lui un escalier invisible on ne s’en va pas nous nous approchons l’un de l’un le mur dans le torse il vient il va à l’affaissement secret.» On pourrait s’y perdre si ce n’était du talent de Desgent qui parvient à imposer un rythme clair à chacun des poèmes sans pour autant restreindre la liberté du lecteur: sans chemins de traverse, Misère et dialogue des bêtes est un livre qui favorise l’errance.
Dans la lignée de Vingtièmes siècles (Écrits des forges, 2005), Ce que je suis devant personne (2008) et Ne calme pas les dragons (Éditions de la Grenouillère, 2013), Misère et dialogue des bêtes se hisse parmi les livres importants du poète. L’œuvre à la syntaxe décomplexée, furieusement libre de Desgent, depuis ses débuts en 1974, ne cesse de faire éclater la langue, et force est de constater que, 45 ans plus tard, le poète n’a rien perdu de son inventivité. Singulière, sa poésie en est une d’ardeur et de nécessité; à cette époque du prêt-à-penser, les chemins divergents qu’il indique reluisent d’une puissante désobéissance.