Jennifer Tremblay : La délivrance
Qui est Jennifer Tremblay? Ou plutôt combien de Jennifer Tremblay existe-t-il? Tour à tour éditrice, auteure, dramaturge et mère de trois garçons, elle a su, en l’espace de quelques années, se tailler une place de choix dans les secteurs littéraire et scénique au Québec. 2014 est d’ailleurs une année charnière pour elle. Elle fête effectivement les 10 ans des Éditions de la Bagnole, qu’elle dirige d’une main de maître, son titre Le Carrousel est à l’affiche jusqu’au 8 février au Théâtre d’aujourd’hui, et elle vient de publier La Délivrance, troisième tome de Mères : trilogie pour une actrice, après Le Carrousel et La Liste, qui ont tous deux été couronnés de succès et de prix.
Dans ces trois textes dramatiques, Jennifer Tremblay explore les thèmes de la filiation, de la perte, de la résilience, de la solitude, de la vie et de la mort. Dans La Liste, il était question d’une femme qui se sent coupable de la mort de sa voisine et amie Caroline, mère de cinq enfants parce qu’elle est immergée dans un quotidien qui la noie peu à peu. Dans Le Carrousel, la narratrice prend la route pour aller au chevet de sa mère mourante et interpelle l’âme de sa grand-mère décédée pour la questionner sur les souffrances vécues par les membres d’une même famille de sang ou de cœur.
Dans ce troisième volet, La délivrance est un titre qui connote les différents sens encyclopédiques du terme : la délivrance lors de la naissance, la délivrance par Dieu, et la délivrance de l’ignorance. Ces trois thèmes forment les fondations de ce texte, dans lequel une femme est mandatée par sa mère mourante pour faire venir à son chevet un fils qu’elle n’a plus vu depuis très longtemps. Encore une fois, il s’agit d’une narratrice centrale, d’un long monologue qui questionne les notions citées précédemment, mais aussi celles d’identité et de mensonge, ces mensonges et non-dits qui survivent au temps et font éclater des familles. La langue se délie et avec elle toute la frustration, la douleur que nécessite la vérité. Car ce fils qui ne veut pas accompagner sa mère dans sa mort a été dupé sans le savoir depuis toujours, parce qu’en lui révélant ce lourd secret, la narratrice déterre elle-même ses propres fantômes, en particulier celui de ce père « cigale » dont elle a tant souffert de l’absence. Et cette rage, encore perceptible, que l’on sent tout au long de notre lecture. Cette rage en son nom propre, mais aussi au nom de sa mère et de sa sœur, ainsi que de toutes ces femmes, ces « mères courage », qui donnent la vie pour la perdre ensuite souvent, totalement ou par bouts, au contact des hommes. Pères, amants, même Jésus dans sa dimension humaine est égratigné au passage.
Évidemment, tant de thèmes dans un livre de moins de 100 pages doivent être soutenus par une écriture sans faille. Et c’est encore le cas, à notre plus grand bonheur. Jennifer Tremblay maîtrise à merveille l’art de la litote (ce qu’elle nomme le passage à la Javel de ses textes). Phrases courtes aussi évocatrices que des vers, ponctuation réfléchie, scrupuleux choix de mots. Et ce souffle puissant qui nous porte littéralement du début à la fin de La délivrance. Aucune lourdeur, aucun temps mort. Tout ce qui est écrit a sa place, est nécessaire pour comprendre la suite. On ressort de cette lecture grandi, avec une irrépressible envie de dire « Je t’aime » à ceux qui nous sont chers. Du grand Jennifer Tremblay.
La délivrance
Jennifer Tremblay
Éditions de la Bagnole
2014
96 pages