Le couillon solitaire
Ma participation à La Ligue nationale d’improvisation remonte aux années ’80, à l’époque où déjà tout le décorum de la LNI était bien établi et où, grâce à la télédiffusion régulière des matchs, le jeu connaissait une popularité sans précédent. Les équipes étaient généralement constituées de joueurs polyvalents dont un ou une capitaine pour demander les explications à l’arbitre dans le cas d’une pénalité contestable, deux joueurs qu’on appelait les « défenses » dont la spécialité étaient de construire, l’indispensable actrice/chanteuse pour les impros musicales et rimées et un joueur étoile qu’on envoyait en kamikaze pour affronter les poids lourds de l’équipe adverse.
Pour ma part, à cause de ma grande timidité, je tombais dans la catégorie des spécialistes d’improvisations solos comparées. Je dis bien timidité, car je me rappelle qu’au début de ma carrière d’improvisateur, je n’avais ni les couilles ni la confiance en moi pour me lancer dans les périlleuses impros mixtes à plusieurs joueurs où il est beaucoup plus difficile de tirer son épingle du jeu. J’étais donc un joueur qui ne se mouillait pas beaucoup et je vous avoue n’avoir jamais vraiment compris pourquoi on disait que mes solos comparés étaient des actes de bravoure. Sans vouloir diminuer la valeur et le courage que demande une improvisation en solitaire, force est d’admettre que les risques de se couvrir de ridicule sont beaucoup moins grands. Après tout, il n’y a personne de l’autre équipe pour nous mettre en boite ou nous contredire ou pour tirer la couverte de son bord et interrompre le plan de match qu’on avait établi. Et bien sûr, les chances d’écoper d’une pénalité pour manque d’écoute étaient pratiquement nulles.
Je dois avouer qu’après un certain moment j’ai commencé à me sentir comme un imposteur et ai ressenti le besoin d’une réelle mise en danger. C’est pourquoi j’insistais tant, lors de ma dernière saison à la LNI, pour que mon entraineur prenne le risque de me lancer plus souvent, sans parachute, dans le chaos vertigineux des improvisations mixtes. Ce n’était évidemment pas très stratégique de ma part et beaucoup plus casse-gueule pour l’équipe, mais malgré la rudesse du jeu et la compétition féroce qui régnait à l’époque, j’aurai au moins eu le bonheur de faire l’expérience de ce merveilleux paradoxe qui consiste à jouer à la fois « avec » et « contre » l’autre.
La Ligue nationale d’Improvisation a été l’occasion pour moi de découvrir mon imaginaire et de me développer un talent de conteur. Avec le temps, j’ai appris à passer plus facilement d’une voix solitaire à une voix plurielle et mon expérience m’a fait comprendre qu’au théâtre, la modernité doit nécessairement passer par l’improvisation, car il s’agit d’une forme d’écriture immédiate basée sur la découverte et branchée sur le présent.
Robert Lepage