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Le cas Rodrigue Jean

Ce matin, j'ai reçu ce texte d'André Habib dénonçant l'attitude des producteurs de l'ONF et du privé face au documentaire de Rodrigue Jean, Hommes à louer. Lisez-le bien attentivement, vous y trouverez pourquoi il est grand temps de revoir la Loi du droit d'auteur qui ne reconnaît pas la paternité de leurs œuvres aux réalisateurs.

Tout n'est pas parfait

À propos de l'embargo sur le film Hommes à louer de Rodrigue Jean

André Habib

Enseignant et critique à la revue Hors champ

Aux derniers Rendez-vous du cinéma québécois, plus de 160 personnes remplissaient à craquer la salle Claude-Jutra de la Cinémathèque québécoise, un vendredi à 13h30, pour assister à l'unique projection du documentaire de Rodrigue Jean, Hommes à louer. Un film de 140 minutes sur la prostitution masculine, tourné sur une période d'un an et qui prit presque autant de temps à être monté, et qui est un chef-d'œuvre. Le programme des Rendez-vous nous annonçait pourtant que nous aurions droit à un « montage avancé ». Nous mentait-on ? Oui.

Ce film, c'est ce que nous devions comprendre, était en fait encore un objet « brut » qu'il fallait ajuster, mettre au format et au bon goût… non du réalisateur et du monteur (pour qui le film est terminé depuis belle lurette), mais des producteurs de l'ONF et du privé. Depuis le mois d'octobre, après avoir tenté sans succès d'imposer « leur vision » du film au réalisateur récalcitrant, ils ont préféré le mettre sur les tablettes et stopper la production. Le plus étonnant c'est que ces gens sont assis sur un des plus grands documentaires québécois des 10 dernières années, et ils ne s'en doutent même pas…

Voilà deux ans que Rodrigue Jean et son monteur Mathieu-Bouchard Malo s'épuisent à convaincre les bonzes de l'ONF du bien-fondé de leur démarche, de la rigueur de leur approche. Ils opposent un refus parfaitement légitime et louable de voir la réalité qu'ils ont patiemment filmée sur une période d'un an (malgré qu'à plusieurs reprises la production ait tenté d'interrompre le projet), qu'ils ont structurée et présentée de la façon la plus honnête qui soit au fil des mois, se faire réduire à un vague défilé attachant de « personnages », bon qu'à servir un human interest, en reproduisant, comme des bons petits soldats, la posture de tous ceux qui, dans le monde du documentaire et de la fiction au Québec, veulent se donner, en amont en les créant, en aval en les regardant, une bonne conscience sociale (dans les deux cas, il s'agit avant tout de leur nombril).

Si l'ONF, désormais, refuse même à Rodrigue Jean de racheter ses droits sur le film (qui appartiennent, vous l'apprenez peut-être chers lecteurs, non aux réalisateurs, mais aux producteurs), c'est qu'ils sentent qu'ils ont une belle « pièce de viande » à lancer sur le marché. Après tout, n'y a-t-il pas là un potentiel « Voleurs d'enfance 2 » ? Tout y est : un sujet à scandale et sur lequel il « faut lever le voile », des jeunes victimes qui veulent s'en sortir, une vie difficile et de l'espoir au bout du tunnel. Ce serait si simple à « vendre », à « louer », à « exploiter ». Or, c'est précisément ce que Rodrigue Jean et son équipe ont refusé, par simple respect pour les individus qu'ils avaient filmés et côtoyés de près, pour le cinéma, pour le réel. Et c'est cela – cette intégrité, cette intelligence, cette noblesse du regard – qui semble intolérable aux professionnels de la profession, qui n'ont de toute évidence rien à battre du cinéma et du monde dans lequel on vit.

Ce film s'érige contre tous ceux qui veulent voir les « problèmes de la rue » mis en boîte et prédigérés, où il y a des bons et des méchants, des « statistiques alarmantes » et des « lueurs d'espoir ». Il s'érige contre la logique barbare des enquêtes-reportages, des télé-réalité à rabais et de toute la ribambelle de films « intouchables » réalisés au Québec depuis quinze ans sur la délinquance ou la pauvreté. L'industrie du documentaire et de la télévision nous tartinent et nous forcent à gober l'idée selon laquelle il suffirait de donner à tous ses « jeunes au cœur d'or », ses « petits combattants de la rue », une mini-DV, des gants de boxe ou des chaussons de danse pour qu'il y ait « raison d'espérer », c'est-à-dire de ne plus avoir à y penser. Et c'est cela qui « nous » semble intolérable.

Un film nécessaire

Hommes à louer est un film-ovni dans le paysage cinématographique québécois (ce qui nous fait dire que les choses vont plutôt mal). Comme pour l'incroyable Yellowknife, son long métrage précédent, complètement évincé par le manque de courage des distributeurs, personne dans « l'industrie » ne semble savoir quoi en faire. Il s'agit pourtant d'un des films les plus puissants, les plus forts et, en un mot, les plus nécessaires que l'on puisse imaginer aujourd'hui. Pendant deux heures et demie, une douzaine de jeunes nous parlent, d'un mois de novembre à un autre, de leur métier, de leur vie quotidienne, de leur histoire, avec une intelligence et une lucidité qui glacent le sang, qui font tour à tour rire et frémir : ils savent parler mieux que quiconque de la réalité qu'ils vivent, de la logique infernale dans laquelle ils sont pris, de l'exploitation qu'ils subissent, qu'ils entretiennent et qu'ils reproduisent. Et en même temps ils sont à mille lieux de toute victimisation, de tout apitoiement éploré. Ils sont filmés la plupart du temps en très gros plan, avec les lumières de la rue qui scintillent à travers la vitre derrière eux ; les micros sont placés directement sur leur poitrine, donnant au son de leur voix, de leur toux, de leur silence, une netteté, une proximité proprement terribles. On ne connaît par le nom de ces jeunes, souvent même peine-t-on à les reconnaître d'un mois à l'autre, tant leur physionomie a changé, et tant leur réalité peut paraître interchangeable. Aucune voix-off péremptoire, aucun témoignage de spécialiste, aucune statistique sur la criminalité, la prostitution ou la toxicomanie, aucune caméra cachée, aucun voyeurisme, aucune démagogie, aucune morale, aucun didactisme, aucune « leçon de vie » à tirer, aucune complaisance. Seulement des fragments de vie qui s'agencent ; des paroles qui s'accumulent ; une caméra et une écoute qui les accompagnent. Et on en sort les jambes sciées, les yeux pleins d'eau, avec l'envie de crier. Mais notre révolte naît moins de ce qu'on a entendu et vu (qui serait suffisant), que de l'idée qu'on veut empêcher ce film-là d'exister dans la forme que ses créateurs lui ont donnée et qui est la seule acceptable. 

Que reproche-t-on au film ? Son absence de « point de vue », la multiplication des « personnages » qui rend difficile « l'identification » (c'est leurs mots, qu'on me les explique). Car pour eux un film, tout film, est potentiellement un arbre livré par le réalisateur qu'il s'agit d'émonder afin qu'il cadre avec une forme que les producteurs-distributeurs-télédiffuseurs ont dans leurs têtes, et qui serait la seule, la vraie, l'unique façon de parler de « ce monde-là » pour que ça « pogne », pour qu'ils puissent mettre leur estampille d'approbation sur un film : « si tu me coupes tel ou tel personnage, si tu enlèves celui qui est violent, celui qui a été abusé, si tu tailles dans les références trop nombreuses à la drogue, si tu me ramènes ça à une heure et quart, on pourra plus facilement s'identifier et ton film sera plus "punché" » (c'est leur idée). Est-ce bien ça le but d'un documentaire, s'identifier, compatir, « puncher » ? S'identifie-t-on aux pêcheurs de marsouins de Pour la suite du monde, aux Bûcherons de la manouane, aux travailleurs d'On est au coton ? Aurait-il fallu demander à Pierre Perrault, Arthur Lamothe ou Denys Arcand, de rajouter une voix-off et d'éliminer quelques-uns des « personnages secondaires » du film, pour que le « message » passe mieux ? On a beau rire, mais ce qu'on demande aux réalisateurs aujourd'hui est tout aussi absurde, humiliant, honteux et politiquement douteux que ça. On leur impose une logique calquée, non sur celui de l'art et de la vie, mais des communications et de la rentabilité. Après tout, comme l'expliquait une responsable de Radio-Canada à Rodrigue Jean : « on est là pour vendre de la pub ». 

Les ennemis du cinéma sont parmi nous

À l'heure où l'on fait la promotion guillerette d'un documentaire sur l'histoire de la censure au Québec (Les ennemis du cinéma, de Karl Parent et Yves Lever), on présuppose qu'aujourd'hui « tout est parfait », comme si cette « période sombre » était nécessairement loin derrière nous (le duplessisme, la phobie des gauchistes, etc.). Ce qu'on oublie de dire c'est que la disparition des salles de cinéma à Montréal et à travers le Québec, la frilosité devenue proverbiale des distributeurs, la mainmise des producteurs sur les œuvres des créateurs, l'emprise des lobbys américains sur la distribution, le pouvoir démesuré accordé aux télédiffuseurs pour obtenir le financement d'un film, l'obsession avec l'audimat, les entrées et la « performance », exercent une censure infiniment plus perverse en empêchant un nombre incalculable d'œuvres fortes (d'ici et d'ailleurs) d'exister et de nous parvenir. Cependant que nos institutions se gaussent d'être au service du « cinéma d'ici », du cinéma d'auteur, ils sont en train de les asservir et de les soumettre à une violente et impitoyable loi du marché (heureusement, il y a, ici et là, quelques exceptions, quelques foyers de résistance, mais ils sont rares).

Il est effarant de voir à quel point le système actuel agit de façon sournoise, et non moins pernicieuse, en conspirant à saboter des œuvres pour la simple et bonne raison qu'elle ne correspond pas à un format préétabli. Le « format » dont il est question ici n'est pas seulement celui de la durée, mais bien celui du « formatage » que l'on veut faire subir à certains « sujets », au mépris des créateurs et de tout bon sens, et qui répondent à des critères souvent complètement arbitraires et capricieux. Il est temps de redonner aux créateurs un véritable droit sur leur œuvre, de remettre en cause cet asservissement dégoûtant à la logique de l'exploitation, et de recommencer à faire confiance au public, qu'on prend trop souvent pour des imbéciles. Nous ne pouvons qu'espérer que – pour reprendre le titre d'un film honteusement oublié d'Arthur Lamothe – le mépris n'aura qu'un temps, que l'ONF saura répondre publiquement de ces agissements ineptes, et accordera à ce film incroyable le simple droit d'exister, dans sa durée (140 min.) et dans son format (35mm) prévus.

M. Perlmutter (nouveau commissaire de l'ONF), vous rêviez récemment de faire renaître la grande époque du documentaire québécois ? Vous avez ici une occasion en or de faire amende honorable, en renversant l'embargo injustifié qui a été mis sur ce film. Pour le reste, ce sera au public de juger.