C'est presque devenu une tradition puiqu'à la conférence de presse, le jury du festival a fait montre de beaucoup de réticence quant à l'idée d'avoir à juger des films. Petit fait cocasse: lorsqu'un journaliste a demandé aux membres du jury s'ils seraient capables d'aller contre Isabelle Huppert si elle n'était pas d'accord avec elle, aucun d'eux n'a osé répondre. L'"Huppert présidente", comme on la surnomme sur la Croisette, a alors répondu laconiquement: "J'irai contre moi-même."
Plus longuement, elle a alors expliqué sa philosophie: "Nous ne jugeons pas les films, nous sommes là pour les aimer. Nous choisirons les films que nous aurons le plus aimés. Il est dur d'expliquer pourquoi nous sommes touchés par tel film, telle peinture, telle musique… Nous allons essayer d'apporter un peu de notre amour dans tout cela."
L'actrice américaine Robin Wright Penn a pour sa part confié que "le mot juge est négatif". "Nous sommes tous des artistes, a-t-elle poursuivi. Les films nous touchent différemment et nous partagerons cela avec notre coeur, nos émotions." Dans le même esprit, l'actrice indienne Sharmila Tagore (Mississippi Masala de Mira Nair) a poursuivi: "C'est une énorme responsabilité que d'avoir à juger les films de ces réalisateurs émérites. Chacun de nous apportera ses intuitions, ses émotions. Certains films transcendent tout et font l'unanimité."
La réalisatrice et actrice italienne Asia Argento s'est dit "très curieuse de discuter avec les autres membres du jury"; elle croit enrichissant de pouvoir ainsi discuter et que cela pourrait même l'amener à changer son opinion. Eh ben, moi qui la croyais rebelle… L'auteur et scénariste anglais Hanif Kureshi (My Beautiful Laundrette) s'avoue "très intéressé de voir ce que les réalisateurs ont à dire sur le monde". Quant au sympathique réalisateur américain James Gray, il a avoué "être terrifié" et ne pas aimer juger le travail des autres. Pourquoi avoir accepté alors? "Par égoïsme. La dernière fois que j'ai pu voir 20 films en 10 jours, je devais avoir 19 ans."
Décidément, la pression semble énorme sur les épaules des membres du jury: "J'ai peur de ne pas avoir l'habileté de juger tous ces films…" a laissé tomber le réalisateur, écrivain et scénariste sud-coréen Lee Chang-dong. On peut plus et on les prendrait en pitié… Peu bavarde, la magnifique actrice taïwanaise Shu Qi s'est dit très heureuse et très honorée que quatre films chinois se retrouvent en compétition. Au moins une de contente…
Le réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan m'a bien fait rire avec cette affirmation candide: "Je devrai faire très attention parce que je ne me fais pas confiance. Il arrive parfois que je déteste un film et lorsque je le revois une seconde fois, il devient le film de ma vie. Il ne faudra pas seulement écouter la voix de son coeur mais aussi la voix de sa raison. Ce n'est pas mon premier jury et chaque jury est différent; j'essaie de défendre le plus possible ce en quoi je crois." Les jurys devraient-ils donc voir les films plus d'une fois? "Pourquoi pas? Cela peut-être une bonne idée" a lancé la présidente.
A savoir si elle adoptera une ligne de conduite comme son prédécesseur Sean Penn, soit de privilégier les films à caractère politique, Huppert a alors dit: "Ce n'est pas mon intention même si j'ai compris pourquoi il fallait qu'il le fasse. C'est un peu la définition du cinéma en général. Lorsque nous avons lu la charte du festival, nous avons découvert que l'article premier établissait qu'un film devait être une oeuvre à l'ambition humaniste, porter un regard sur le monde tout en étant esthétique."
Sur la parité hommes / femmes du jury, elle a dit: "La présence des femmes est importante, mais je me méfie des classifications. Je ne crois pas qu'il existe d'écriture féminine pas plus que d'écriture masculine. Il y a du féminin dans le masculin et vice versa." Si la parité existe dans le jury, on ne peut pas en dire autant de la programmation. Vous voulez des chiffres? En compétition, trois réalisatrices sur vingt; à Un certain regard, deux sur vingt (l'une partage même l'affiche avec quatre co-réalisateurs); Hors-compétion, cinq sur dix-sept; et deux sur neuf pour les courts métrages.
Enfin, s'il y un mot à ne pas dire à la présidente, c'est "diplomatique": "Ce n'est pas un mot qui m'inspire a priori. Nous ne faisons pas partie du ministère des Affaires étrangères mais d'un festival. Il y aura des conflits, des discussions. C'est comme un précipité chimique, ça se passe au moment de voir les films. Un film ne peut pas seulement susciter l'émotion mais aussi de l'émotion. Le cinéma n'endort pas, il réveille." Pas de doute, les membres du jury ne s'ennuieront pas avec madame Huppert… même que leurs rencontres risquent d'être explosives.
Aimer plutôt que juger, c’est bien si tu as bon goût. Sinon c’est la porte ouverte au n’importe quoi et aux regrets du genre: «Mais pourquoi j’ai voté pour ça!? J’avais trop pris de champagne ou le caviar était passé date?» Heureusement, l’Huppert Isabelle affiche une feuille de route (presque) parfaite qui, des Valseuses à Une Affaire de Femmes, en passant par Coup de Torchon, Dupont Lajoie, 8 Femmes et Heaven’s Gate, sans oublier les récents Gabrielle et Home, fait l’envie de bien des Arielle Domsbale de ce monde.