Troisième long métrage de Martin Laroche (La logique du remords, Modernaire), Les manèges humains nous transporte au sein d’une petite bande travaillant dans un parc d’attractions ambulant afin de traiter… de mutilations génitales. Bachelière en cinéma, Sophie (Marie-Évelyne Lessard) y travaille avec sa meilleure amie Geneviève (Stéphanie Dawson), Guillaume (Alexandre Dubois), petit ami de celle-ci, Frédéric (Marc-André Brunet), à qui elle plaît, et Normand (Normand Daoust), la force tranquille du groupe. Lorsque le patron du parc (Michel Vézina) demande à Sophie de tourner un documentaire sur l’établissement, cette dernière, ne pouvant plus se séparer de sa caméra, lèvera le voile sur l’excision qu’elle a subie à quatre ans avant d’émigrer de l’Afrique au Québec.
« J’ai un cousin qui travaille au parc d’amusements où on a tourné, expliquait le réalisateur après la projection de presse du samedi matin. Il m’avait un jour offert d’y tourner. C’est un lieu que je trouve super intéressant où j’ai toujours eu envie de tourner et j’avais aussi lu quelques livres sur l’excision. J’avais donc les deux idées séparées, deux scénarios; à un moment donné, je me suis demandé ce que ça ferait si je les réunissais. C’était bizarre, mais en même temps ça pouvait être intéressant. C’est à ce moment-là qu’est arrivé le personnage de Sophie. »
Film à budget modeste tourné en 15 jours, soit 13 consacrés au tournage de la fiction et 2 à l’aspect documentaire, Les manèges humains est la plupart du temps raconté du point de vue de Sophie qui se cache derrière la caméra afin de traquer ses confrères. Ce n’est que vers la mi-temps du récit qu’elle accepte vraiment de se livrer en toute franchise.
« À la base, il y avait plus de scènes où elle tournait la caméra vers elle, mais ce qu’on aimait de la première partie du film, c’est qu’elle n’est pratiquement pas là jusqu’à temps qu’il y ait le long dialogue avec Geneviève où la caméra est sur elle durant 11 minute alors qu’elle dévoile tout. J’aimais l’idée qu’elle soit derrière la caméra, d’autant plus que la problématique, c’est le corps de Sophie : elle n’est pas là. Il y a donc une petite distance; dans certaines scènes, elle apparaît dans le miroir. C’était super difficile pour Marie-Évelyne de jouer seulement avec sa voix. Pendant ces scènes, je ne la regardais pas pour me concentrer sur sa voix. Il y a aussi la scène de la relation sexuelle où l’on voit son corps mais pas son visage. À cause du rapport de Sophie à son corps, j’aimais cette distance créée par la caméra. »
Dès les premières images, le film nous montre pourtant une jeune femme qui semble sûre d’elle, en plein contrôle de sa sexualité alors qu’elle se filme discrètement en train de faire une fellation à un jeune homme dans une ruelle (Alexandre Castonguay). Aussi, elle se plaît à poser des questions sur la vie sexuelle de ses amis en leur braquant sa caméra au visage. En fait, ce n’est qu’à la mi-parcours que le mot excision est enfin prononcé.
« La scène de fellation dans la ruelle était au début du film dès l’écriture. C’était pour montrer un clash entre le documentaire sur le parc et le fait que ça se dirige ailleurs. Je voulais montrer à travers les discussions que la sexualité faisait partie de leurs conversations du fait qu’ils soient intimes à cause de la vie foraine, tandis que Sophie cache un énorme secret. En se donnant l’air d’une salope, d’une fille qui en avoir vu d’autre, elle tente de cacher sa condition. »
À l’exception de Mooladé d’Ousmane Sembène, Martin Laroche a été surpris au cours de ses recherches sur le sujet que peu de films de fiction avaient été tournés sur l’excision. Pour les besoins du film, il a rencontré un gynécologue spécialiste de la décapsulation du clitoris, mais la grande inspiration pour le personnage de Sophie demeure sans contredit l’autobiographie d’Ayaan Hirsi Ali, Ma vie rebelle.
Née en Somalie, Hirsi Ali fut excisée enfant; mariée de force à un Canadien, elle demande l’asile politique en se faisant passer pour une Éthiopienne aux Pays-Bas. Elle deviendra par la suite membre de la Seconde chambre des Pays-Bas où elle lutte contre la pratique de l’excision. Avec le réalisateur Théo Van Gogh, elle signe Submission, court métrage militant sur la condition des femmes dans l’Islam en 2004. Le cinéaste est assassiné par un intégriste et sur sa dépouille on retrouve une liste de gens à assassiner, dont celui d’Ayaan Hirsi Ali. Aujourd’hui, elle vit aux États-Unis sous haute protection.
« Je n’ai pas rencontré de femmes excisées, mais quand j’ai vu des entrevues d’Ayaan Hirsi Ali, j’aimais son côté femme forte, et c’est ce que je voulais retrouver dans le personnage de Sophie. Quand elle décide d’en parler, c’est Geneviève qui n’est pas capable de le recevoir. Je ne voulais pas que Sophie joue la victime; au contraire, qu’elle veuille s’en sortir et puisse dénoncer cette pratique. »