Le 41e FNC rend hommage à Philippe Grandrieux (Sombre). En fouillant dans les archives du Voir, j’ai retrouvé cet article datant du 14 août 2003 où j’ai recueilli les propos du réalisateur venu promouvoir La vie nouvelle. Pourquoi reprendre ce texte aujourd’hui ? Eh bien, ce film sera présenté le 14 octobre, à 21h15, à la Salle Claude-Jutra de la Cinémathèque québécoise.
Philippe Grandrieux dérange. Il le sait et l’assume très bien. Lorsqu’on lui dit que son deuxième long métrage, La Vie nouvelle, encore plus obscur et hermétique que le précédent, Sombre, risque de faire fuir plus d’un spectateur, il ne s’en fait pas outre mesure: « Mon propos n’est pas de faire fuir les gens, explique le réalisateur rencontré lors du dernier FCMM, mais je comprends qu’on puisse fuir, comme on a envie de se réveiller d’un cauchemar. En même temps, si on fait l’expérience du film, on a une perception de là où le cinéma peut être, ce qui donne beaucoup d’énergie au spectateur. J’ai aussi l’impression que c’est un film qui peut donner beaucoup de désir. »
Du désir? Non, plutôt du dégoût ou de l’inquiétude. Devant tant de violence, une question brûle les lèvres: « Cette violence que vous illustrez dans vos films, c’est votre vision de l’humanité, de ce qui sommeille en vous et en chacun de nous? » « On est tissé avec cette violence, on grandit avec cette violence. C’est une part incroyablement puissante inscrite dans l’autre et en chacun de nous. La violence, c’est une chose avec laquelle on est obligé de vivre et de composer sa vie. Et le cinéma me semble être un art d’une très, très grande puissance pour retransmettre ce qui reste en nous, la trace, l’écho de cette violence. La Vie nouvelle se veut une vision de l’intérieur, comme si on fermait les paupières et que quelque chose venait s’y projeter. D’une certaine façon, c’est un film fait par un nourrisson, un bébé qui ne parle pas et qui est dans l’extrême puissance de la perception. »
Sur papier, le récit de La Vie nouvelle est très limpide. À Sofia, un soldat américain (Zack Knighton) s’éprend d’une prostituée ukrainienne (Anna Mouglalis) qu’il veut racheter à son souteneur. À l’écran, c’est tout autre chose! Visiblement, Grandrieux ne se soucie guère du récit. Dans cette réactualisation du mythe d’Orphée aux Enfers – à des lieues des univers de Cocteau et de Demy! -, le réalisateur se plaît à déboussoler le spectateur. Dans les premières images, la caméra s’élance avec violence vers un groupe d’individus qui ont une gueule d’enterrement. Le mouvement se répète jusqu’à l’étourdissement. Forcé de laisser de côté toute rationalité, on se laisse emporter dans ce magma d’images noires et distordues ainsi que par cette bande sonore vibrante qui rappelle le travail de Kubrick sur la musique de Ligeti: « Les physiciens croient qu’il y a un bruit de fond dans l’univers, mesurable à n’importe quel point de l’univers, qui est la trace du big-bang, raconte Grandrieux. J’avais envie que le son du film soit comme le reste d’un désastre immense auquel on n’a plus accès, mais dont il resterait une sorte de vibration constante qui traverse la peau, pénètre le corps. »
Arrive la rencontre des deux amants qui se regardent sans rien dire pendant de longues minutes. Le sexe est brutal, insoutenable, les dialogues minimalistes et la fille trop belle, une pute de rêve. Car c’est bien dans un rêve que nous convie Grandrieux. Un long cauchemar gigogne qui se poursuit et se répète d’une scène à l’autre, où les personnages se confondent parfois les uns avec les autres, à la manière du phénomène de condensation propre aux rêves. À l’instar du court métrage Un chien andalou de Buñuel et Dali, La Vie nouvelle est le fruit d’un rêve: « Artaud a écrit un texte extraordinaire qui s’appelle Sorcellerie et Cinéma, explique Grandrieux, où il dit que le cinéma est une injection sous-cutanée de morphine. Le cinéma est une expérience psychique; s’il ne sert pas à traduire ce qui est de l’ordre du rêve, alors il ne sert à rien… » À prendre ou à laisser.