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Cannes 2013 : cinq questions à Jessica Lee Gagné

Hier soir avait lieu la seconde projection de Sarah préfère la course, où, paraît-il, les applaudissements ont été polis. En attendant de savoir si ce premier long métrage de Chloé Robichaud se classera au palmarès d’Un certain regard demain soir, voici les propos de la directrice photo Jessica Lee Gagné, rencontrée mardi dernier sur la plage.

Depuis quand travaillez-vous avec Chloé Robichaud?

« Chloé et moi, on s’est rencontrées quand on était au cégep. On a fait nos premiers courts métrages ensemble; je faisais l’actrice dans son film et elle la caméra, et vice versa. On a vraiment appris ensemble et j’ai vu son style évoluer au fil des années. On a retravaillé ensemble à Concordia. Travailler avec Chloé, c’est un honneur. Je travaille beaucoup avec des jeunes réalisateurs de même qu’avec des plus vieux; j’aime les réalisateurs qui ont une signature forte et celle de Chloé est vraiment inspirante. Quand on lit son scénario, on voit déjà les cadrages et les plans. En tant que directrice photo, je trouve ça impressionnant. On a grandi dans le même quartier où on a tourné Sarah préfère la course. À la première journée de tournage, on était dans un petit restaurant de Cap-Rouge, qui était l’endroit où on avait tourné le premier court métrage de Chloé cinq ans auparavant. »

Pourquoi avoir choisi une photo quasi monochrome où dominent des bleus gris très doux?

« Chloé, c’est quelqu’un de très subtil. Ensemble, on travaille sur cette subtilité. Il y a quand même une force dans les images. Tout vient du scénario, des personnages qu’elle a créés; chaque décision, comme la profondeur de champ, c’est pour isoler le personnage de Sophie Desmarais dans sa quête. Il n’y a aucun truc trop forcé. En suivant le scénario et la direction de Chloé, qui est vraiment unique, cela a développé une image qu’on a rarement vue dans le cinéma québécois et qui en est aussi très loin. On ne suit pas vraiment les tendances, mais plutôt l’histoire et surtout ce personnage-là. La direction artistique était très spécifique par rapport aux couleurs; il y en avait même qui étaient interdites. C’était important, à part certaines scènes-clés plus ternes, que l’on voulait faire ressortir la peau, le rose de façon très subtile. On ne voulait pas que le film soit trop dramatique. On ne voulait pas mettre l’accent sur la beauté des lieux, mais plutôt sur la simplicité et la sobriété. On a vraiment poussé pour avoir quelque chose de lumineux avec des couleurs ternes. C’est un beau contraste. C’est un éclairage très doux, très féminin. On ne voulait pas que ça soit froid; on voulait que ce soit enveloppant pour elle. Dans la direction artistique et la direction photo, Chloé s’en tient vraiment à ses décisions. »

On remarque que Sophie est souvent filmée de dos ou en trois quarts et que lorsqu’elle ne court pas, elle est pratiquement immobile, pourquoi ce décalage?

« C’est surtout pour illustrer l’isolement de Sarah, qui ne s’adapte pas super bien dans son nouvel environnement. On voulait capter le moment avec elle qui est immobile alors que tout bouge autour d’elle. Elle est souvent seule dans le cadre. Au mariage, on voit presque jamais Sophie et Jean-Sébastien Courschesne dans le même cadre. L’idée, c’était de suivre ce personnage dans sa quête, c’est pour ça qu’on a fait beaucoup de caméra à l’épaule, ce qu’on ne faisait pas avant. On a fait du trépied dans la vie normale de Sarah et dans tout ce qui est la course, c’est du dolly ou du trépied. Pour nous, l’aspect de la course pour Sarah, c’était le calme, car elle est bien dans cet univers-là. On a eu beaucoup de discussions par rapport à la course au niveau technique parce qu’on n’avait pas le plus gros budget du monde. Au Québec, on ne voit souvent des prises de course; il fallait donc être super créatives avec les moyens dont on disposait. Comment suivre le personnage de manière à être proche d’elle même lorsqu’elle court. On a décidé de la suivre de dos et en panoramique pour préserver une certaine fluidité. On a fait certaines variations. La course, c’est très difficile à filmer, t’as pas trois mille options. »

Lors de la scène d’amour dans la cuisine entre Sarah et son mari, le public a ri, vous attendiez-vous à cette réaction?

« Je ne m’attendais à ce que les gens rient. On voulait que cette scène soit maladroite, mais pas nécessairement drôle. On voulait vraiment faire comprendre que le personnage se sente mal à l’aise, que le spectateur aussi se sente mal à l’aise. La touche d’humour vient beaucoup de Sophie. L’éclairage faisait en sorte que l’on voyait tous les détails qu’on ne montre pas habituellement au cinéma. »

La scène sous la douche, où la pudeur flirte avec la sensualité, n’est pas sans rappeler Naissance des pieuvres de Céline Sciamma, était-ce une référence voulue ou non?

« Ce n’était pas un clin d’oeil à ce film-là, mais je me souviens il y a deux ans et demi à la première lecture du scénario, Chloé m’avait donné ce film pour que je le regarde. C’est un film qui l’avait beaucoup touchée. Il y a encore la retenue qui est là dans cette scène. Même si Sarah est tomboy, c’était important de la garder féminine, d’utiliser la filtration pour la douceur de l’image, surtout qu’on tournait en numérique, on voulait casser le look HD. Une scène qui était vraiment importante, c’est la scène dans la chambre à coucher avec le personnage de Geneviève Boivin-Roussy. On a fait exprès de mettre du mauve; la lumière y est très brillante, même si ce n’était pas justifié. On travaillait dans des petits espaces, mais on ne voulait pas des effets contrastés. Il fallait que la douceur demeure. Pour la scène de karaoké, il était écrit dans le scénario qu’il y aurait de la couleur rose, qui n’est pas facile à aller chercher; je voulais filmer Geneviève qui est déjà très belle, de manière à amplifier sa beauté. »