« Ne sentons-nous pas nous-mêmes un
faible souffle de l’air dans lequel vivaient les hommes d’hier ? Les voix
auxquelles nous prêtons l’oreille n’apportent-elles pas un écho de voix
désormais éteintes ? Les femmes que nous courtisons n’ont-elles pas des sœurs
qu’elles n’ont plus connues ?».
– Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire
Le printemps 1832 (à ne pas confondre avec celui de 2012…) a certainement été l’un des plus chauds de l’histoire du Québec.
Le 24 mai, une foule rassemblant plus de 5000 personnes de langues et de croyances différentes se rassemble sur le parquet de l’Église Notre-Dame dans le vieux Montréal. L’heure n’est pas à la fête… Trois jours auparavent, alors que prenait fin une élection partielle dans le Quartier-Ouest du district de Montréal, la foule est chargée par les forces de l’ordre, qui font trois morts : Pierre Billet, François Languedoc et Casimir Chauvin (deux manœuvres et un imprimeur).
Le massacre du 21 mai
À la fermeture du bureau de vote, le 21 mai, le candidat républicain, Daniel Tracey, est en avance de trois voix sur son adversaire bureaucrate. C’est la victoire! La foule le porte en triomphe. Elle crie et chante la victoire de la liberté! Les réjouissances sont toutefois de courte durée : la foule est attaquée par des royalistes mécontents de la défaite. Les affrontements sont très violents. Ils se font à coup de bâtons, de manches de haches et de pierres (si le port du masque n’est pas à la mode de l’époque, celui de l’arme à feu l’est beaucoup plus…).
Rapidement, afin de permettre aux royalistes de se ranger derrière elle, l’armée se déploie (les réactionnaires sont faciles à reconnaître, même s’ils ne portent pas encore à l’époque le fameux « carré vert »…). La loi d’émeute est lue par les autorités, mais la foule refuse d’obéir. Non seulement elle reste sur place, mais elle lance des jets de pierres aux militaires et aux notables (tout porte à croire qu’elle est infiltrée par des « casseurs professionnels »…). Entre la rue Saint-Pierre et McGill, l’armée tire sur la foule. Lorsque le combat prend fin, une flaque de sang, celui des trois victimes, est répandue au sol.
Le lendemain, les journalistes réactionnaires se portent évidemment à la défense de la loi et de l’ordre, à la défense – plus précisément – de l’intervention militaire. Il faut dire que depuis quelques mois, l’élite conservatrice craint qu’une révolte populaire n’embrase le Canada. Celle-ci gronde dans plusieurs pays d’Europe (dont la Grèce, qui a quand même connu quelques périodes d’acalmies depuis…) et d’Amérique Latine.
En janvier, Herman W. Ryland membre du Conseil législatif (à ne pas confondre avec Éric Duhaime…) affirme
« [Il] circule maintenant dans la Province des publications d’un caractère révolutionnaire, […] que les auteurs de ces écrits n’hésitent pas, de la manière la plus audacieuse, à faire un appel […] pour s’unir aux fins d’abolir la forme actuelle du gouvernement établi dans cette Colonie [1]. »
Bien entendu, par ces temps d’agitation, les représentants de l’Église sont grandement inquiets du sort réservé à leur autorité. Les révolutionnaires, on le sait, ne sont pas très tendres envers les institutions anciennes. Un certain M. Dufresne, prêtre de la paroisse de St. Nicolas (à ne pas confondre avec Mathieu Bock-Côté…) affirme que la révolution « conduirait à l’anarchie, et au despotisme de tous […]; les conséquences les plus désastreuses pour le pays en seraient la suite […] qu’on se rappelle la révolution française » [2].
La Marseillaise canadienne
« Campagnards, citadins,
Formez vos bataillons!
Partons! Marchons!
Qu’un peuple entier
Suive nos pavillons! »
À la sortie de l’Église Notre-Dame, le 24 mai, la foule de plusieurs milliers de personnes entomnent La Marseillaise canadienne [3]. Chantée à de nombreuses reprises depuis janvier, elle a été composée pour fêter la libération des journalistes Ludger Duvernay et de Daniel Tracey (encore lui!), tout deux emprisonnés pour avoir traité les membres du Conseil législatif de « nuisance » et d’ « incubes oppressifs » [4]. Cette fois-ci, c’est en hommage aux trois martyrs qu’elle est chantée à l’unisson par une foule bigarrée. Cette chanson rend bien compte de l’esprit rebelle de l’époque. Fait remarquable, elle fait même de l’« anarchie » un titre de gloire :
« L’anarchie entière est en fête
[…]
Vivent ramoneurs, charbonniers
Nobles champions de l’anarchie!
[…]
Qu’il réunisse – il en est temps
Les vrais enfants de l’anarchie! »
C’est en 1840 que Pierre-Joseph Proudhon présente pour la première fois l’anarchisme comme une idée politique positive. Il ne s’agit donc pas d’un appel à l’anarchisme en temps qu’l’idéologie, mais bien une façon de narguer les autorités en place, une manière de leur dire : « Vous croyez que nous voulons le chaos? Eh bien… Pourquoi pas! ». Le port du masque n’étant pas à la mode à l’époque, c’est en chanson que ce genre de chose était communiqué…
Suite à ces événements, plusieurs assemblées populaires dénonçant la répression et le régime ont lieu partout à travers le pays. La vague d’agitation est toutefois inégale à l’ensemble du territoire. Les assemblées publiques (où on vote des résolutions démocratiques à main levée…) sont nettement plus présentes dans la région du Montréal que dans celle de Québec (et ce n’est pas, cette fois-ci, la faute de Radio-X …). Phénomène qui fait dire à Pierre Winter (à ne pas confondre avec Amir Khadir…), qui tente sans grand succès de lever l’enthousiasme réformiste de la vieille capitale : « J’enrage quand je vois que dans le district de Montréal on fait partout des assemblées publiques, et à Québec, rien! Ah, pauvre Québec, seras-tu toujours froid et sourd! Voilà ce que je me dis tous les jours » [5].
Le camp patriote parlera longtemps de ce « massacre du 21 mai » pour lequel les assassins ne seront jamais punis (cette fois-ci, toutefois, on ne peut blâmer le processus de déontologie…).
Cet événement participera à la radicalisation du mouvement, qui deviendra, dans les mois et les années qui suivent, une authentique révolte populaire contre le système colonial et monarchique. La répression et le refus des autorités d’écouter les revendications du mouvement vont participer à propager la révolte, qui se transformera elle-même bientôt en tentative d’insurrection (d’ailleurs menée par des « radicaux »…).
En 1832, un vaste mouvement désirant transformer radicalement la vie prenait son amorce…
Mais tout ceci n’a rien à voir avec la présente grève étudiante.
C’est à se demander pourquoi on en parle.
Notes
[1] Benedikt Miklos, « L’utopie dans la presse et dans la chanson : pour une archéologie de l’anarchisme au Canada, de la Conquête aux Rébellions (1763-1838) », Université de Kiel (Allemagne)/ Université du Québec à Montréal ou encore http://www.causecommune.net/publications/journal/26/la-marseillaise-canadienne
[2] Ibid.
[3] Pour lire le texte de la chanson en entier:Bernard Andrès et Nancy Desjardins, Utopie en Canada, (1545-1845), Montréal, Figura Textes et imaginaires, UQAM, 2001.
[4] Op.cit, Miklos.
[5] Robert Rumilly, Papineau et son temps, Tome 1, Montréal, Fides, p.259.
Brillant!