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Le caractère fétiche d’Éric Duhaime et son secret*

Eric Duhaime est une marchandise. Comme toute marchandise, il possède une valeur d’usage – une vie privée, qui nous laisse immensément indifférent –, et une valeur d’échange, relative à la quantité moyenne de propagande qu’il est capable de produire en une journée. Comme toute marchandise, il est sans qualité. Son travail se mesure en quantité d’articles et d’interventions, d’attaques et de dénonciations. Il ne tire pas sa force de la qualité des arguments qu’il propose – vous l’aviez peut-être remarqué – mais bien de la quantité de fois qu’ils sont répétés. La marchandise a pour fonction d’être achetée et vendue. Cela, force est de l’admettre, Duhaime l’a bien compris. Ses services ont été et sont toujours très prisés. Il a déjà associé son label à l’IEDM, au Bloc québécois, au Parti réformiste, à l’ADQ, à CHOI, à Radio X (qui aura bientôt une succursale à Montréal), à TVA, au Journal de Québec, au Toronto Sun, au Canal V…  Bref, sur toutes les tribunes du Canada, il nous présente son spectacle. Ce que peu de gens savent, par contre, c’est que Duhaime a également travaillé pour une institution plutôt controversée : le National Democratic Institute (NDI)[1]. Cette organisation est tout autant décriée par la gauche que par la droite. Pourtant, aucune de ces critiques n’a circulé au Québec[2]. Voyons de plus près ce qu’est la NDI, cela nous permettra de mieux réfléchir à propos des « idées » propagées par le chroniqueur. La NDI Le National Democratic Institute est lié à la National Endowment for Democraty (NED). Officiellement, la NED et la NDI sont des organisations  non gouvernementales financées par le Congrès américain. Elles font la promotion de la démocratie à travers le monde, s’impliquent dans les affaires internes des pays en accordant des fonds, du savoir-faire, du matériel éducationnel, en faisant des dons de matériel informatique, etc.[3] William I. Robinson, sociologue de l’Université de Californie, a un avis quelque peu différent. D’après lui, deux types d’objectifs sont visés par la NED et la NDI. D’un côté, elles veulent aider les États qui sont déjà dans le « camp néolibéral » en soutenant leur autorité et leur hégémonie. Elles tentent ainsi d’isoler et de discréditer les organisations populaires, nationalistes, révolutionnaires et progressistes en place. De l’autre, elles utilisent le terme vertueux de « démocratie » pour renverser les gouvernements qui ne sont pas favorables à l’intégration à l’ordre capitaliste mondialisé[4]. Le camarade Ron Paul Les activités de la NED-NDI sont évidemment documentées par les opposants de gauche, qui les considèrent, sans grande surprise, comme un instrument du capitalisme international et de l’impérialisme américain[5], mais il n’y a pas que les « gauchistes » qui critiquent la NED et la NDI… Ron Paul, membre du Tea Party, représentant au congrès et candidat défait à la présidence du Parti républicain, que Duhaime admire pourtant énormément[6], soutient

« La mal nommée National Endowmewent for Democraty (NED) n’est rien d’autre qu’un programme coûteux payé par les payeurs de taxes afin de faire la promotion de politiciens et de partis politiques à l’étranger. […] Il est particulièrement « orweillien » d’appeler la manipulation américaine d’élections à l’étranger la « promotion de la démocratie ». Comment se sentiraient les Américains si les Chinois arrivaient avec des millions de dollars dans le but de supporter certains candidats amis de la Chine? Percevraient-ils cela comme un avancement pour la démocratie? »[7].

Tel que l’affirme Ron Paul, cette organisation combine les aspects les plus négatifs de l’aide privée et publique. Comme elle n’est pas officiellement une organisation privée, elle est financée par le Congrès; et comme elle n’est pas officiellement une organisation gouvernementale, elle échappe au contrôle du Congrès[8]. Mais il y a pire. En 2002, le gouvernement démocratiquement élu d’Hugo Chavez est victime d’une tentative de coup d’État. Les Vénézuéliens accusent la NED et la NDI, qui ont des bureaux en ce pays, d’être derrière ce putsch manqué[9]. Comme ce cas est particulièrement scandaleux, laissons la parole, encore une fois, au camarade Ron Paul

« Nous apprendrons plus tard que la NED finançait ces organisations qui ont initiées la violente révolte dans les rues du Venezuela contre les gouvernants légaux du pays. Plus d’une douzaine de civiles ont trouvé la mort dans cette tentative de coup d’État. Est-ce cela faire la promotion de la démocratie? »[10].

D’autres commentateurs de droite se plaignent également de la NED et de la NDI. Plusieurs les considèrent comme des organisations qui agissent souvent de façon illégale ou comme des dépenses inutiles qui donnent une mauvaise réputation internationale aux Américains[11].Contre l’État? Ainsi, le pourfendeur de « BS » et d’artistes « subventionnés », celui qui désire la privatisation de l’éducation, de la santé, de Radio-Canada, des garderies et des parcs nationaux a longtemps été employé d’une organisation gouvernementale… En 2009, il se dénichait d’ailleurs un nouvel emploi auprès du gouvernement canadien[12]. Autrement dit, Duhaime se bourre la panse à même la mamelle du « gouvernemaman » (pardonnez le jeu de mots : c’est de l’humour de droite) tout en condamnant ceux qui font exactement comme lui. Si ce fait donne du relief à l’éthique du chroniqueur, il faut pourtant prendre garde d’y voir une contradiction idéologique : Duhaime, malgré sa rhétorique libertarienne, ne critique jamais l’État. Bien au contraire… Il a bien compris que la marchandise n’est rien sans le monopole de la violence pour la servir et la protéger. La vaste majorité de ses papiers justifient les nombreuses politiques sécuritaires auxquels se livrent de plus en plus nos gouvernements. Ce que critique Duhaime, ce n’est pas l’État, mais bien les institutions (étatiques ou non) qui entravent le mouvement « naturel » et pratiquement divin de la marchandise. À ses yeux, les lois favorables au sujet automate capitaliste sont tout aussi bienvenues que le matraquage des « clochards » indignés et de leurs « idées totalitaires »[13]. C’est pour cette raison qu’il se porte à la défense d’un État « huissier » qui devrait « casser des jambes et aller chercher des chèques »[14], qu’il défend le Régime des rentes de Pinochet[15] et la brutalité du colonialisme israélien[16]. Duhaime vous fait un striptease La NDI a permis à Duhaime de voyager en Irak, en Mauritanie et au Maroc[18]. Dans un document signé « Éric Duhaime, Directeur des programmes, NDI-Maroc », le chroniqueur, pour votre bon plaisir, présente ses « Techniques de communications politiques » où il enseigne à son public – qui ne se doute pas du malheur qui l’attend – comment écrire comme lui

« Oubliez tout ce qui vous a été enseigné à l’école en matière de rédaction. Les journaux aux États-Unis sont écrits selon le niveau du primaire par exemple. Oubliez les mots aux syllabes multiples, utilisez très peu de phrases compliquées, très peu de phrases subordonnées également. Soyez directs en utilisant des phrases courtes. Un paragraphe de journal se compose d’une, voire deux phrases au grand maximum. Le tout doit être clair, concis et compréhensible » [17].

Un peu plus loin, il ajoute: « Un message doit être répété et répété et répété et répété et … ». Ces extraits, qui peuvent donner l’impression au lecteur de subir un striptease non autorisé à deux pouces du visage, sont hautement représentatifs de la rhétorique propagandiste du chroniqueur. La rationalité instrumentale propre à la marchandise anéantit la raison elle-même. Elle ne reconnaît dans la complexité infinie du réel que les faits lui permettant de produire de la plus-value idéologique. Elle est une logique close qui carbure aux raccourcis, aux amalgames et à l’inversion des rapports de force animant la vie sociale. Ainsi, l’« agenda caché » d’Amir Khadir n’a pas à fournir plus de preuve de son existence que les armes de destruction massive de Saddam Hussein. À force de le répéter (et répéter et répéter et répéter et répéter et…) certains esprits distraits finiront bien par le croire. C’est pour cette raison que les formules de Duhaime sont incantatoires – « communistes ! », « syndicaleux ! », « islamistes ! », « violents ! » – et relèvent plus du concept publicitaire que de l’argumentation rationnelle.  C’est cette rationalité instrumentale qui permet à Duhaime de faire de Jacques Villeneuve un « héros-martyr » de la lutte contre les étudiants[18]. C’est elle qui lui permet d’utiliser la mort de militants humanitaires pour dénoncer des pacifistes québécois en direction de la bande de Gaza[19]. Et c’est encore elle qui lui permet de justifier la censure du vidéoclip du chanteur engagé Manu Militari[20] tout en défendant la diffusion de la sordide décapitation effectuée par Magnotta[21]. Pour en finir… Non seulement Duhaime est le porte-parole du marché, il est lui-même une marchandise. Pour paraphraser Guy Debord, il est la marchandise à un tel niveau d’accumulation qu’elle devient image[22]. Pour saisir la rhétorique de Duhaime, il faut comprendre que le monde dont il est le reflet est en crise. Les formes qui sont les siennes peinent de plus en plus à se reproduire sans créer pauvreté, autoritarisme et destruction. Ses paroles sont les borborygmes d’un système qui arrive au bout de ses contradictions historiques. Elles sont le rachitique et incolore résidu de cohérence que notre société à la dérive a encore à offrir. *Le titre de cet article est un clin d’œil au lumineux chapitre de Karl Marx,: « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret », Le Capital, Paris, PUF.

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Notes   [1]Le Soleil, 6 juillet 2009 : http://www.cyberpresse.ca/le-soleil/actualites/politique/200907/05/01-881459-professeur-de-democratie-en-irak.php [2] Sauf bien entendu sur les réseaux d’informations alternatives, qui nous ont donné quelques articles intéressants, dont celui-ci : L’Engagé, « Éric Duhaime, un individu dangereux », Vigile.net : http://www.vigile.net/Eric-Duhaime-un-individu-dangereux [3] Pour lire à propos de la mission officielle de ces organisations : http://www.ned.org/.  et http://www.ndi.org/about_ndi [4] Jonah Gindin, «  The Battle for Global Civil Society », 13 juin 2005, Venezuelaanalysis.com . Il s’agit d’une entrevue avec Robinson : http://www.iefd.org/articles/global_civil_society.php [5] Parmi les critiques de gauche les plus documentées, lire, entre autres, le livre de William Blum, Rogue State: A guide to the World’s Only Superpower, Zed Books. Version PDF : http://arcticbeacon.com/books/WilliamBlum-Rogue State (2002).pdf. et les sites suivants : The International Endowment for Democraty : http://www.iefd.org/index.php et Antiwar blog : http://www.antiwar.com/blog/. [6] Journal de Québec, « Les remèdes du docteur Paul »: http://blogues.journaldequebec.com/ericduhaime/general/les-remedes-du-docteur-paul/ [7]Rep. Ron Paul, MD, « Neocon Central », Federal House of Representatives, October 7, 2003. Voir ici : http://www.lewrockwell.com/paul/paul134.html ou encore cette autre déclaration: « Exactly How Has the US Meddled in the Ukrainian Elections? » http://www.lewrockwell.com/paul/paul223.html [8]Op.cit, Ron Paul, « Neocon Central ». [9] Benjamin Duncan, 4 mai 2004, http://venezuelanalysis.com/analysis/491; Jonah Gindin, «  The Battle for Global Civil Society », 13 juin 2005, Venezuelaanalysis.com  (il s’agit d’une entrevue avec Robinson) : http://www.iefd.org/articles/global_civil_society.php [10] Ron Paul, Federal House of Representatives, October 7, 2003. Lire également Latin American Solidarity coalition, « Don’t be fooled: the National Endowment for Democraty – It’s not about democraty »: http://www.iefd.org/articles/dont_be_fooled.php ou encore Eva Golonger, « National Endowment for Democracy. On the offensive in Venezuela », 14 novembre 2004 : http://www.iefd.org/articles/offensive_in_venezuela.php [11] Pour un texte défendant cette critique de droite, lire : IPS Right Web : « National Endowment for Democraty » http://rightweb.irc-online.org/profile/National_Endowment_for_Democracy/ [12] « Le ministre d’état annonce la mise sur pied d’un comité consultatif sur la création prochaine d’un organisme de promotion de la démocratie », 15 juin 2009 http://www.democraticreform.gc.ca/index.asp?lang=fra&page=archives&sub=news-comm&doc=20090615-fra.htm [13] Journal de Québec, « Les clochards d’occupons Montréal et Québec » : http://blogues.journaldequebec.com/ericduhaime/general/les-clochards-doccupons-montreal-et-quebec/ [14] Comme il le dit dans L’Actualité, décembre 2009. [15] Devant la Commission parlementaire du gouvernement du Québec, 2009. [16] Journal de Québec, « Fauteurs de trouble »:http://blogues.journaldequebec.com/ericduhaime/general/fauteurs-de-trouble/ [17] Éric Duhaime, « Techniques de communication politiques » : https://www.aswat.com/fr/node/1026 [18] « Jacques Villeneuve, gagnant du grand prix 2012 », Journal de Québec, 10 juin 2012 http://blogues.journaldequebec.com/ericduhaime/general/jacques-villeneuve-gagnant-du-grand-prix-2012/ [19] « Fauteurs de troubles », Journal de Québec, 4 juillet 2011 http://blogues.journaldequebec.com/ericduhaime/general/fauteurs-de-trouble/ [20] Sur les ondes de Sun News, début juillet : http://www.youtube.com/watch?v=odfamsvO75Y [21] Sur les ondes de « Dessine-moi un dimanche », le 3 juin 2012 : http://www.radio-canada.ca/emissions/dessine_moi_un_dimanche/2011-2012/chronique.asp?idChronique=225061 [22] Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris, Folio.