« À un passé négligé répond toujours un avenir sans aspirations. Passé et avenir,
héritage et destin, ces deux « autres » de la temporalité humaine, ne
peuvent devenir vivants que s’ils sont confrontés à notre désir de comprendre,
lié à notre faculté d’espérer »
– Jean-Marie Fecteau (1949-2012)
L’histoire du Québec est un véritable champ de bataille…
Le passé, s’il n’est pas examiné de manière critique, est tout juste bon à consolider les idéologies dominant le temps présent. C’est ainsi que plusieurs conservateurs québécois voient dans leur passé une « source » à laquelle puiser le sens de la destinée nationale, qui est bien entendu celui de la « survivance ». À l’opposé, plusieurs libéraux voient dans l’histoire nationale la construction d’une vaste et grande mosaïque tissée par différentes cultures.
Les « grands » personnages politiques et intellectuels et les « grandes » batailles sont très utiles à la fabrication de cette mémoire unificatrice. Ils en sont les représentants, les guides et l’incarnation symbolique.
Cette façon d’appréhender l’histoire participe à construire ce que Walter Benjamin appelle la « mémoire des vainqueurs ». Ce qu’elle révèle, c’est moins ce que nous fûmes « réellement » que ce que l’élite en place voudrait que nous fûmes. Elle laisse dans l’oublie les utopies perdues, les communautés disparues, les révoltes réprimées et les idées oubliées. Pire encore : au Québec, cette façon d’appréhender le passé lamine l’histoire des peuples amérindiens, ces sociétés sans État et riches de ses modes d’être particuliers.
L’histoire comme altérité
Cette vision de l’histoire échappe une part importante de ce que l’historien politique Jean-Marie Fecteau appelait la « troublante altérité de l’histoire ». Elle dompte une partie de l’ « étrangeté » du passé pour en faire un être familier, inoffensif. Selon Fecteau, la mission de l’historienne et de l’historien est tout autre
Peut-on tracer les contours de l’inconnu, les modalités de l’étrangeté, sonder la profondeur de l’Autre historique, ne serait-ce que pour mieux mettre en relief le présent, mieux le confronter dans sa nouveauté profonde par rapport à ce qui a été? Découvrir les logiques autres, non pas aux confins du monde mais aux limites du temps, non pas pour les imiter et les prendre pour exemples, mais pour contraster à notre logique propre, permettant par la-même une mise en relief de cette logique du présent? [1]
L’histoire n’est pas utile à consolider notre vision du présent et de l’avenir. Bien au contraire… Elle fait du passé un instrument critique du temps présent et de notre vision de l’avenir. Elle ne s’atèle pas seulement à d’écrire la trajectoire « objective » du passé, qui se confond le plus souvent avec le butin culturel des vainqueurs : elle tente de saisir les aspirations étouffées, les rêves brisés, la haine, la colère, l’envie, la révolte…
L’histoire, en ce sens, ne vise pas à consolider les charpentes et les contours du temps présent. Elle est un « savoir » théorique et pratique à mettre au service de l’émancipation, de la diminution de la souffrance et de la violence crée par les rapports d’exploitation et de domination.
Le passé et le présent
En ce sens, Jean-Marie Fecteau – avec son sourire « un peu baveux » et sa petite voix aigue – n’hésitait pas à apostropher ses pairs pour leur manque d’engagement dans les débats de notre temps. Aux lendemains du 11 septembre 2001, il s’en prenait aux intellectuels conservateurs pour l’utilisation de leur rhétorique réifiée du « Bien et du Mal », de la « Civilisation » et de Barbarie » et pour leur « hystérie anti-terroriste ». Ces lignes, si elles furent écrites il y a dix ans, sont toujours brulantes d’actualité
« Il est devenu [le passé] cet espace réaménageable à souhait qui se donne en miroir à nos angoisses et à nos incertitudes, capable de justifier autant nos ambivalences que nos peurs. Dans ce monde où tout semble se défaire avant même d’être reconstruit, l’avenir, comme le passé, devient impensable, ouvrant à l’échancrure du présent tout l’espace de l’anarchie des choses. Monde du « mieux que rien », du « pas si pire » où l’intolérable injustice est reléguée au purgatoire des vœux pieux, où le réel est toujours confronté à un autre réel qui lui sert d’épouvantail, jamais à l’espérance de ce qui n’est pas encore, à l’invention de ce qui doit être, en somme à la création humaine de l’avenir [2]»
Certains se souviendront peut-être de lui pour son invective à l’endroit d’Eric J. Hobsbawn – une autre grande perte pour l’histoire! – à propos de la question du féminisme alors qu’il était de passage à l’UQAM au début des années 1990. D’autres doivent encore lécher les plaies qu’il a provoquées par ses répliques assassines… On pense ici à Jocelyn Létourneau, qui s’attira ses foudres dans les pages du Bulletin d’histoire politique en 2002, ou encore à Éric Bédard, historien conservateur dont le rapport « L’histoire nationale négligée » (2011) a été intégralement décapité par Fecteau [3].
Fort heureusement, Jean-Marie Fecteau ne nous a pas quitté sans avoir laissé derrière lui bon nombre d’historiennes et d’historiens prêts à suivre les chemins tortueux qu’il a généreusement
déblayés pour nous. Plusieurs poursuivent déjà son œuvre tout aussi ambitieuse que noble, soit
celle d’écrire une histoire critique porteuse d’espoir et d’émancipation. Une histoire qui, comme il le disait lui-même, soit un « mélange explosif » de connaissance, d’empathie, de lucidité et d’imagination.
En nous confrontant au passé et à sa critique, comme l’a fait énergiquement Jean-Marie Fecteau tout au long de sa trop courte vie, les historiennes et les historiens, comme l’aurait dit Pierre Vadeboncoeur, « renversent les monuments pour voir les vers qui grouillent ». Ils nous donnent à voir ces « étrangers » de la temporalité humaine, ces figures singulières situées aux limites du temps : le passé, qui attend toujours qu’on lui fasse justice, mais également l’avenir, avec tout ce qu’il contient d’angoisse, d’incertitude et d’espoir.
Notes
[1] Jean-Marie Fecteau, « La troublante altérité de l’histoire », Revue d’histoire d’amérique française, vol. 59, no 3, hiver 2006 http://www.erudit.org/revue/haf/2006/v59/n3/013083ar.pdf
[2] Jean-Marie Fecteau, « La phobie des extrêmes et les délices du raisonnable », Bulletin d’histoire politique, vo.10, no.2, hiver 2002.
[3] Jean-Marie Fecteau, « Histoire politique et histoire nationale au Québec », L’Action nationale, novembre-décembre 2011.
Merci pour ce texte. Tous ses étudiants qui ont été positivement marqués par lui apprécieront la reconnaissance que vous faites de son oeuvre. Petite note cependant: sa notice funèbre indique qu’il est né en 1949… (http://www.memoria.ca/RechercheFunerailles/?id=9895)