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Un fantôme, un procès, un juge et un scab

Dans le ciel abstrait de la justice libérale, l’État nous rend tous égaux. Nous y avons les mêmes droits, les mêmes devoirs, les mêmes responsabilités. Lorsque ces fantasmes se déclinent en formes réelles, ils se transforment cependant en leur contraire absolu. L’accusé est pratiquement toujours issu de milieu pauvre et le juge issu de milieu favorisé. L’égalité abstraite se défait de son voile et la force reprend ses titres de noblesse. Les hiérarchies réapparaissent : le riche redevient riche et le pauvre redevient pauvre.

Le fantôme

En 1971, Michel Chartrand fait face à la justice avec quatre de ses camarades. L’accusation? Conspiration séditieuse « visant à un changement dans la province de Québec, en préconisant l’usage de la force, sans l’autorité des lois ». Dès les premières minutes du procès, il demande au juge de se récuser. Il l’accuse – à trois reprises en à peine quelques phrases – d’être « préjugé, partial et fanatique » à cause de ses amitiés avec le Parti libéral [1]

Le juge – Alors le juge en question vous trouve coupable d’outrage au tribunal.

Michel Chartrand – Ah! Vous êtes comique, vous. Vous êtes un gros comique. Vous êtes plus petit et plus bas que je le pensais. Vous récusez-vous ou bien si nous ne vous récusez pas?

Je ne me récuse pas et vous trouve coupable d’un deuxième outrage au tribunal

[…]

Oui, ça c’est facile, c’est ce qu’il y a de plus facile quand on est derrière la police. Ça, on sait ça. Mais vous récusez vous ou bien si vous ne vous récusez pas?

– Je ne me récuserai certainement pas.

– Ah! Ah! Tu vas voir que je ne comparaîtrai pas devant toi, mon blond. Je te garantis ça.

– Troisième outrage au tribunal.

– Je te garantis ça. Donnez-en un autre. Allez, quatrième outrage au tribunal, cinquième outrage au tribunal.

– Je vous condamne…

– Le juge Ouimet est fanatique, partial.

– Je vous condamne à un an de prison.

– Un an de plus mon cher, si ça te fait plaisir. Infect personnage!

– Sortez-moi ça.

– Pouilleux!

– Eh bien, ç’a été moins mal que je pensais.

Le procès

« Le 17 mai 2012, monsieur Gabriel Nadeau-Dubois est cité à comparaître pour entendre la preuve des faits qui lui sont reprochés, soit d’avoir incité à passer outre à une ordonnance de la Cour, et faire valoir les moyens de défense qu’il peut avoir pour éviter une condamnation pour outrage au Tribunal, le tout à la suite de la requête déposée par le demandeur, monsieur Jean-François Morasse. » [extrait du jugement]

La cour démontre encore une fois qu’elle est un outil au service du statu quo politique. Tout au long de la crise, elle a été le valet du gouvernement : ce qu’elle a interdit, c’est la grève en tant que mode d’action légitime. En ce sens, ce procès est le prolongement normal des arrestations de masse, de la violente brutalité, du profilage et de Loi 22.

Dans les mois qui viennent, des milliers d’étudiantes et d’étudiants passeront devant la justice. Chaque fois, ils feront face à des juges issus des classes favorisées; chaque fois, ils le feront avec des ressources incomparables à celle de leurs adversaires; et chaque fois, on considérera que ce débalancement du rapport de force est « normal ».

Pour preuve, personne n’en parlera…

Le juge

« Nommé à la Cour supérieure en 2004, Denis Jacques était pressenti pour être candidat libéral dans Québec aux élections de 2004. Il était alors conseiller juridique pour les libéraux de cette circonscription »[2] .

Le juge condamnant le militant qui a combattu le gouvernement du Parti libéral est un ami du Parti libéral. Personne dans l’espace médiatique n’a souligné ce fait. Aucun article, aucun commentaire, aucun scandale… C’est pourtant ce qui explique que les mots du juge soient précisément les mêmes que ceux de la propagande gouvernementale

« Se disant agir pour le respect de la démocratie, Gabriel Nadeau-Dubois incite au non-respect des ordonnances rendues par les tribunaux, dont celle en faveur du demandeur Morasse. Ce faisant, il prône plutôt l’anarchie et encourage la désobéissance civile ». (extrait du jugement)

Ajoutons également que l’avocat de la poursuite, Roy Martel, est également un généreux donateur du Parti libéral – de 2009 à 2011, il a donné 1 785 $ à la caisse du PLQ – et qu’il agit à titre de bénévole dans ce procès [3].

Le scab

« Je pense que c’est un beau message pour le Québec »

– Jean-François Morasse

Fidèle à la tradition, le scab affirme que son droit individuel prime sur le droit collectif. Il faut se soumettre au droit, à la loi, au parlement, à l’autorité de la cour, du patron ou des juges, mais non à celle des assemblées démocratiques. Alors qu’il se réfugie derrière le pouvoir des gardiens de sécurité, de la police, des avocats et des juges au lieu de participer au débat politique; alors qu’il menace de prison un porte-parole du mouvement, mouvement qui a par ailleurs subi une répression historique inégalée, c’est lui, le scab, qui est victime de « violence et d’intimidation ».

Pauvre petit lui… La prochaine fois, on lui enverra des chocolats et une tonne de câlins.

***

La pire des injustices, c’est celle qu’on ne voit plus, celle dont on ne parle plus, celle qui devient valeur et loi. S’il n’est pas toujours facile de dénoncer l’injustice lorsqu’elle est exception, ce l’est d’autant plus lorsqu’elle est la norme. La combattre, c’est également combattre le socle sur lequel elle repose : la société et les valeurs qui lui permettent d’exister.

Les étudiantes et les étudiants ont affronté le gouvernement libéral afin de préserver le droit à l’éducation et d’association. Mais c’est tout un système qui s’est dressé contre eux. Un système de répression. Un système de justice. Un système de classes favorisant les amis du parti.

Et malheureusement, Michel Chartrand est mort en 2010…

Notes


[1] Le procès des cinq, préface de Louis Hamelin, Montréal, Lux.

[2] La Presse, Montréal, vendredi 29 avril 2005.