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Les renversants bourrelets idéologiques de notre paresseuse classe dominante

 

– Tu as parlé à ma sœur

– Ah? … Je ne savais pas que… Mais… Mais elle ne m’intéresse pas votre sœur. Je voulais simplement…

– Elle te plaît pas ma sœur?

– Mais si, bien sûr, elle me plaît…

– Ah, elle te plaît, ma sœur!!! Retenez-moi ou je le tue, lui et ses imbéciles!

– Astérix chez les Corses

Notre univers politique est unidimensionnel. Sur la mort du « socialisme réel » – certains diraient plutôt : « capitalisme d’État » – les idéologies ont fusionné pour devenir une espèce d’Hydre à trois têtes. Dans l’espace public, seuls le conservatisme, le néolibéralisme ou la social-démocratie (version libérale et édulcorée) ont voix au chapitre. Autrement dit, l’univers des possibles est désormais bouché par l’horizon libéral. Sans être éternelle, la victoire du capitalisme et de ses idées est pour le moment intégrale.

Cette victoire a cependant un prix. Les idéologues de droite ne possèdent plus d’ennemis de taille leur permettant de justifier leur rhétorique réactionnaire. À l’extérieur de l’État, il y a bien sûr les islamistes. Ces derniers n’ont cependant pas la puissance de frappe et d’influence de l’URSS, qui fut longtemps la deuxième puissance du monde. À l’intérieur, les syndicats, les groupes sociaux et communautaires sont parmi les institutions à combattre. Ces ennemis ne font cependant pas, eux non plus, le poids : ils n’ont manifestement pas la même puissance que les lobbys patronaux. Restent donc les anarchistes, les communistes et les révolutionnaires de tout acabit. Ceux-ci sont à la marge, et il faut être drôlement frileux pour les considérer, du moins pour le moment, comme une menace à l’ordre établi [1].

C’est ce qui explique les nombreuses polémiques anecdotiques touchant les accommodements raisonnables, les délires entourant la « clique du plateau » et la « gauche » de Radio-Canada. Cette absence d’ennemi oblige les porte-paroles de l’accumulation de profit à se reconstruire des hommes de paille. L’exagération est bien entendu un des modes opératoires de l’idéologie dominante. Nous l’avons encore constaté dernièrement avec l’action du FRAPRU lors du lancement de campagne de Denis Coderre. J. Jacques Samson du Journal de Montréal a comparé cette « opération » à un « détournement d’avion »[2]. On savait que les militantes et les militants avaient la fâcheuse habitude de prendre des gens en « otage » – que penserait Pierre Laporte d’une telle dérive langagière ? – mais on ne savait pas qu’ils avaient renoué avec cette bonne vieille tradition terroriste.

À ce délire, Samson ajoute : « La mouvance de gauche s’est appropriée depuis longtemps l’espace public au Québec ». Vraiment? Oui madame : « Des parcs, d’autres places publiques et la rue, au centre-ville, sont devenus sa propriété. Elle en décide de l’occupation et de l’utilisation ». Samson n’est malheureusement pas le seul exemplaire de son espèce. Ils n’ont pas cassé le moule après l’avoir coulé dans cet enrobage imbécile et démagogique.

Gardant un lâche silence sur la brutalité policière qui a envoyé à l’hôpital un homme de 85 ans, Lyse Ravary a parlé du mouvement « communautaire-révolutionnaire »[3]. Et comme si Coderre n’avait pas de tribunes pour déverser quotidiennement son discours vide et beige, Gilbert Lavoie a pour sa part soutenu que les manifestants avaient bafoué la « liberté des autres »[4]. Ce type d’enflures est en fait tellement fréquent qu’il en devient presque banal. Dans cet univers clos, les amis du statu quo développent des arguments qui sont à la limite de la schizophrénie. Dans le même sens, André Pratte affirmait dernièrement

« Des dizaines de milliers de Québécois sont descendus dans la rue, portant le carré rouge et tapant sur des casseroles. Ils ont pris fait et cause pour les étudiants, des jeunes en parfaite santé, faisant partie d’une minorité privilégiée grassement subventionnée par l’État. Que pensent ces mêmes Québécois solidaires du sort des gens malades, abandonnés dans les urgences? De celui des aînés, laissés à eux-mêmes dans les hospices? À quand le mouvement des croix rouges? »[5].

Passons sur le fait que le monsieur soit un apôtre de la privatisation, de l’austérité et du déficit zéro, qui sont tous des facteurs responsables de la décrépitude du réseau de santé publique. Passons également sur le fait que Pratte traite les étudiants de « privilégiés » alors qu’il doit faire au moins 10 à 20 fois leur salaire. La décence, ce n’est manifestement pas pour notre éditorialiste… L’intérêt de ces propos réside plutôt en ce qu’ils prouvent que l’éditorialiste n’est en débat avec personne, sinon avec lui-même. Alors que les étudiants prenaient la rue afin de contrer les hausses des frais de scolarité, mais également toutes les coupures dans les programmes sociaux (entre autres dans le domaine de la santé), il les considérait trop « idéalistes », « utopistes » et « anticapitalistes »; maintenant qu’ils sont rentrés chez eux, ils les accusent de ne rien faire pour aider les « malades ».

La sympathique Denise Bombardier va dans le même sens. Après nous avoir fait avaler quelques lignes de son mépris habituel, elle soutient : «  Le printemps 2012 fut un feu de paille spectaculaire, crépitant, désorganisant, joyeux, grinçant et parfois inquiétant. Mais il n’a réussi en aucune façon à canaliser ce qu’on appelle les forces vives de la nation et l’enthousiasme populaire »[6].

Une analyse intéressante … cliniquement. N’est-ce pas un peu à cause d’elle et de ses idées partagées sur toutes les tribunes que la « nation » n’a pas été séduite par le mouvement étudiant? Si la population n’est pas descendue massivement dans la rue, n’est-ce pas entre autres parce que la campagne de propagande a été d’une violence incroyablement homogène? Bombardier identifie une limite dont elle est en partie la cause. Toujours de bonne foi, elle ajoute : « La rue fut aussi corporatiste (pas d’augmentation de frais de scolarité pour les étudiants) et anarchiste (avec des casseurs et autres masqués du cataclysme anticapitaliste) ».

« Corporatiste » et « anarchiste ». Stopper la hausse des frais de scolarité, ce n’est pas assez; transformer la société, c’est trop. Les grévistes étaient donc à la fois trop et pas assez. Encore une fois, Bombardier parle à elle-même. Ni une idée, ni une organisation, ni un individu ne sont mis en débat dans son texte. Elle fait parler ces détracteurs comme d’autres manipulent des marionnettes.

Dans un univers politique où il existerait un équilibre entre la gauche et la droite, ce type de raisonnement serait décrié comme démagogique et frauduleux, voire simplement ridicule et risible. Malheureusement, la réplique au discours dominant est pratiquement absente de l’espace public. Les bien-pensants s’inventent donc des ennemis à leur basse hauteur. Cela leur permet de les piétiner à répétition sans avoir à faire d’effort. Ils peuvent ainsi marcher sur la tête des dissidents, une première fois, au moment où ils se font entendre. Et une deuxième, au moment où la poussière retombe et que la révolte est redevenue muette. Autrement dit, ils coupent la langue de ceux qui ne pensent pas comme eux pour ensuite mieux critiquer leur silence.

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Notes

[1] Nous reviendrons plus tard sur cette question. Permettons-nous simplement de souligner que ce ne sont pas les anarchistes et les communistes qui sont présentement dangereux, mais leurs idées et leur analyse qui, quoiqu’il ne soit pas de bon ton de le dire, collent largement à la réalité du moment.

[2] J.Jacques Samson, Montréal sous domination http://www.journaldemontreal.com/2013/05/17/montreal-sous-domination

[3] Lyse Ravary, L’industrie de la pauvreté, Journal de Montréal, 18 mai.

[4] Gilbert Lavoie, Disgracieux, le FRAPRU! , Le Soleil, 16 mais : http://blogues.lapresse.ca/gilbertlavoie/2013/05/16/disgracieux-le-frapru/

[5] André Pratte, À quand les croix rouges ?, 9 mai, http://www.lapresse.ca/debats/editoriaux/andre-pratte/201305/08/01-4648947-a-quand-les-croix-rouges.php

[6] Denise Bombardier, “Finasseries”, Le Journal de Montréal, 15 mai 2013.

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