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Des cochons sur le perron

 

Denys – « Je-filme-des-petits-bourgeois-de-manière-touchante » – Arcand pleure: « Les Québécois sont incapables d’imaginer la richesse. Au-delà d’un million de dollars leur capacité de conceptualisation s’effrite. C’est pourquoi la dette nationale ne les inquiète jamais » [été 2013].

Gilbert – « Je-ne-le-referai-plus-jamais » – Rozon chiale : « On a un choix de société à faire. Est-ce qu’on veut stagner ou faire croître l’économie? C’est une bataille pour créer de la richesse au Québec » [juin 2013].

Et Jacques – « Je-chante-comme-un-bazou » – Villeneuve – braille: « Tout ce qui est mauvais en France est transféré au Québec. Les problèmes sociaux, la colère des étudiants, les habitudes des assistés… Il y a des conflits dans tous les sens » [mai 2013].

Bien entendu, les propos de ces notables rondelets sont défendus par nos habituels chroniqueurs en service commandé. Ce sont des « grands »! Des gens qui ont « réussi » ! Des « gagnants » qui nous parlent ! Il faut les écouter. Il ne viendrait évidemment pas à l’esprit de ces gardiens du Prince – transfigurés en chroniqueurs grâce à on ne sait trop quelle lécherie obscène – que ces riches le soient devenus grâce à la population qu’ils méprisent. Que serait Arcand sans l’ONF, sans subventions,  sans l’appui du public québécois et sans nos universités qui forment ses collègues de travail ? Que serait Villeneuve sans son papa et sans Grand Prix subventionné? Que serait Rozon sans l’aide de l’État et sans étudiants qui travaillent d’arrache-pied pendant son festival de grosses farces plates ?

Ces Messieurs sont tous supportés par notre effort collectif. C’est le travail de milliers de personnes anonymes – qui, par ailleurs, ne leur doivent absolument rien – qui les a fait grimper à la tête de la hiérarchie sociale. On pourrait s’attendre à ce que ces Messieurs reconnaissent qu’ils ont été dorlotés par la société. On pourrait s’attendre à ce qu’ils reconnaissent que cet argent – notre argent, notre support, nos efforts, notre énergie, notre temps – aurait pu être mis au service de la santé, de l’éducation, de la recherche, de l’aide internationale, de l’environnement… ou aurait tout simplement pu servir à d’autres individus tout aussi talentueux qu’eux, sinon plus.

Entre deux bouchés de foie gras, on aurait pu s’attendre à ce qu’ils nous disent un tout petit « merci » (ils pourraient même le dire la bouche pleine : rendu-là, on n’est pas trop regardant). Mais c’est tout le contraire qui arrive, et Gérard « Je-ne-suis-pas-gros » Depardieu est en train de faire école. Comme dit le proverbe québécois : « Donne à manger à un cochon, il viendra chier sur ton perron ». Non seulement nous les avons engraissés, non seulement ils viennent déposer leurs œuvres « internationales » au pied de la porte, mais ils pleurent, chialent et braillent contre la société qui leur a permis de s’en mettre plein la panse.

Denys Arcand insiste : les Québécois sont « tellement pauvres » et « catholiques dans l’âme » qu’ils sont « incapables » – à cause d’un « transfert psychique » – de comprendre l’importance de la richesse[1]. Que cette fameuse « richesse » soit totalement abstraite et inutile au bien commun, qu’elle soit de plus en plus concentrée entre les mains d’une minuscule clique et qu’elle crée surconsommation, endettement, corruption, crise, pauvreté et pollution ne semble pas constituer de problème pour notre cinéaste. Autrement dit, Arcand aura beau répandre son mépris tant qu’il le désire, c’est bel et bien lui et ses copains cyniques qui sont « incapables » de comprendre l’économie.

Responsabilité à géométrie variable

La décence n’est décidément pas une vertu à la mode. Lorsque les mouvements sociaux revendiquent de l’argent pour les chômeurs, les étudiants et les pauvres, la classe dirigeante en appelle à la responsabilité individuelle; lorsque cependant les riches menacent de quitter le pays, elle en appelle à la responsabilité collective.

Les propos de nos fabricants de larbins en témoignent : la raison a été mise au pas par le profit. Cela a pour effet de voiler l’absurdité d’un système qui carbure aux inégalités sociales et à l’exploitation. Il suffit de ne pas être totalement obnubilé par le ciel sans étoiles du Capital pour saisir toute la dégoulinante obscénité de cette classe économique en panne de légitimité.

Et il suffit de voir quels cadeaux elle laisse régulièrement sur le perron pour comprendre à quelle auge elle s’engraisse.

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Note

[1] Mathieu Bock-Côté a d’ailleurs trouvé ce texte d’Arcand « absolument remarquable » [sur son blogue du 4 juin 2013]. Il faudra un jour se pencher sur cette instrumentalisation du passé qui pousse les conservateurs à valoriser cet « héritage » catholique lorsqu’il s’agit de défendre notre culture « menacée » par les étrangers et à condamner ce même « héritage » lorsqu’il est synonyme de partage et de charité.

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Quelques exemples concernant l’indécence de notre époque

– Les 63 000 personnes qui ont en leur possession plus de 100 millions de dollars possèdent à eux seuls une fortune de quelque 39 900 milliards de dollars ;

– La famille Walton, propriétaire de Wal Mart, détient 1 157 827 fois la fortune médiane américaine ;

– Aux États-Unis, le capital est deux fois moins taxé que le travail ;

– Le salaire minimum a perdu 30% de sa valeur depuis 1968;

– Les dix plus grandes fortunes d’Italie détiennent autant d’avoirs que les trois millions d’Italiens les plus pauvres ;

– Au Québec, le pourcentage des familles locataires consacrant plus de 30% de leurs revenus au logement a grimpé de 28% à 36% depuis trente ans;

– Au Québec, les familles à faibles et moyens revenus gagnent 10% de moins et  travaillent 13% de plus qu’il y a trente ans;

– Toujours au Québec, les familles les plus riches gagnent 24% de plus tout en travaillant 5,7% moins d’heures ;

– En 1995, les 50 patrons canadiens les mieux payés gagnent 85 fois les revenus du travailleur moyen. En 2009, cette rémunération a explosé à 212 fois le revenu moyen;

Sources

Serge Halimi, « Inégalité, démocratie, souveraineté : État des lieux pour préparer une reconquête », Le Monde diplomatique, mai 2013.

Stéphanie Grammond, « Écart entre riches et pauvres : le fossé se creuse», La Presse, mai 2011.

Stéphanie Grammond, « Des salaires dignes des années folles », La Presse, mai 2011.