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Lettre à un vieux réac

« Cher ami »

Ça commence comme ça, mais il ne faut pas s’y méprendre, Martin Lemay ne parle à personne dans ses Lettres à un jeune gauchiste. Le seul « gauchiste » qui apparaisse dans son texte, c’est celui qui hante sa soupe et son imaginaire. Cet épouvantail mouillé, il le construit à partir de deux ou trois citations tirées du programme du Parti communiste du Canada, une organisation très peu influente dans les milieux de gauche. Le reste n’est que stéréotypes et prétentieux préjugés démodés.

« Les communistes sont parmi nous… ».

Tel est grosso modo, le cœur du texte. Le communisme, et il le répète avec obsession, c’est le « totalitarisme », le « mal », « l’extrémisme », les « bourreaux fanatiques », le « meurtre » et même – attention chers amis – « Dracula ».

On connaît la chanson : c’est un air connu et plate à mort.

Le communisme a pourtant une histoire complexe. Il n’est pas seulement la catastrophe du « socialisme réel » – certains affirment même qu’il en est l’antithèse. Bien entendu, M. Lemay ne dit rien de l’anarchisme, du communisme libertaire, du communisme de conseil ou démocratique. Ces communistes dissidents ont pourtant été les premières victimes des régimes totalitaires qui ont peuplé le XXème siècle. Ils ont été les premiers à combattre la dérive autoritaire de leur idéal. Accessoirement, ils sont également majoritaires au sein de l’extrême-gauche contemporaine qui fait si peur au député. Plus encore : George Orwell et Brassens, qu’il cite maladroitement pour appuyer ses arguments, sont tous deux à lier à ces tendances historiques.

 « De plus, certains médias t’adorent [il tutoie le jeune gauchiste] et te chouchoutent tantôt par accointance idéologique, tantôt parce que tu leur fournis des images sensationnelles ».

Les médias, vous avez bien lu, favorisent l’extrême-gauche. Dans l’univers parallèle du député, les images de militants masqués, de feux de poubelle et de voitures renversées et les termes « troubles », « extrémistes », « casseurs » et « violents » constituent une manière d’ « adorer » et « chouchouter » les révolutionnaires. Et tout cela, bien entendu, parce que les médias sont infestés de « gauchistes ».

Les brigades anti-anarchistes (comme le GAMMA), l’écoute électronique, les milliers d’arrestations de masse, la brutalité policière, les accusations de terrorisme, les entraves à la liberté de manifestation (dénoncées par les instances internationales), les lois spéciales, l’arrestation d’une militante de gauche pour la simple diffusion d’une image sur Facebook, les amendes données aux passeurs de tracts, le profilage politique, le discours totalement hystérique de la presse de masse envers les « carrés rouges » ne semblent pas satisfaire sa soif – manifestement grande – de « démocratie ».

M. Lemay a peur. Il en redemande.

C’est bien normal… Nous l’avons déjà dit : l’Histoire est terminée. Notre société « n’est pas parfaite » – dit-il – « elle est la moins pire » qui soit. M. Lemay, qui accuse les communistes d’avoir un discours théologique, parle en termes on ne peut plus angéliquesde la démocratie libérale. Grâce aux « sacrifices de nos pères et de nos mères », nous avons la « chance » d’avoir le droit de vote, ce « sublime et rare privilège ». Notre système est celui du « discernement », du « réalisme », de la « liberté », de la « modération ». Il faut cesser de « diaboliser » la société. Notre situation est « remarquable ». Cela, c’est la « réalité réelle » – rien de moins!

Il serait d’ailleurs intéressant de demander à M. Lemay ce qu’il pense de la résistance communiste à Franco, de la résistance communiste au nazisme, de la résistance communiste à l’invasion du Vietnam, de la résistance communiste à l’apartheid en Afrique du Sud, de la résistance communiste au colonialisme européen, de la résistance communiste à l’impérialisme américain en Amérique latine, de la résistance communiste à Pinochet, de la résistance communiste au génocide de Suharto… Tous ces régimes combattus par nos « pères et par nos mères » ont été soutenus par les démocraties libérales qu’adore libidineusement notre député. Si le « communisme » doit porter tous les crimes commis en son nom, qu’en est-il de la démocratie libérale? N’a-t-elle pas le sang de millions de dissidents politiques sur les mains, de dizaines de coups d’État, d’invasions, de déportations, de déplacements de population, de guerres, de terrorisme et de nettoyages ethniques? M. Lemay se sent-il responsable de ces horreurs commises au nom de la démocratie et de la liberté?

Pour en finir

L’idéologie dominante n’est plus ce qu’elle était. Elle a assis son gros derrière hégémonique sur une paresse et une prétention hors du commun, du jamais vu par le passé. Nous vivons la « Fin de l’histoire » : le régime change de l’intérieur, par lui-même, au gré des réformes et des élections. Il suffit de voter quelques fois par décennie et, si vous n’êtes toujours pas satisfaits, de signer des pétitions, d’écrire des lettres aux journaux ou de manifester légalement et pacifiquement sous escorte policière. Le reste fonctionne tout seul, ou presque. Le système n’est pas parfait, mais c’est le moins pire. Notre époque, il faut bien le comprendre, est celle du « pas pire ». Et il faut être plus ou moins fou pour vouloir la dépasser.

Pour finir, histoire de saisir combien la rationalité de M. Lemay est grande, terminons avec ses érudits propos. La citation est longue – très longue! – mais elle mérite tout de même notre attention, ne serait-ce que pour son intérêt clinique :

« Dans le cadre du conflit étudiant, tu as organisé une campagne de manipulation et d’intoxication rarement vue dans notre histoire. Autant ton ballet politico-médiatique fut-il réglé au quart de tour, comme une horloge suisse, autant ton aptitude à matraquer tes mantras appris par cœur fut impressionnante. C’est bien simple, grâce à toi, nous eûmes l’impression que le Québec était à l’orée de la Révolution! D’avoir réussi à donner cette impression constitue ta plus grande réussite. Ce sera la seule. En effet, la réalité médiatique et cybernétique, aussi tapageuse et insistante soit-elle, ne se révélera être qu’un leurre. Pour dix casseurs et manifestants brevetés, il y a cent mille citoyens demeurés sagement chez eux. Toutefois, [ça achève, ne vous en faites pas!]  je dois t’admettre que de voir, soir après soir, quelques centaines d’individus assiéger ainsi toute une société m’a donné froid dans le dos. Je ne fus pas sans me rappeler qu’en Russie, seulement quelques milliers de bolchéviques fanatiques ont suffi à prendre le pouvoir ».

La peur de M. Lemay, disons-le, est justifiée. Non pas que le Québec soit à la veille d’une révolution bolchévique – il est un peu étrange d’avoir à le rappeler – mais bien parce que les classes dirigeantes ne comprennent absolument rien au cri de révolte qui s’est fait entendre en 2012 au Québec.

Si les classes dirigeantes continuent d’être ainsi obsédées par des ennemis imaginaires assoiffés de totalitarisme, le cri de liberté qui balaie l’Occident et le monde pourrait bien finir par leur percer les tympans.

*

Martin Lemay, Lettres à un jeune gauchiste, Montréal, Accent Grave, 2013. (en vente chez WalMart)