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La charte des valeurs et l’empire du vide

Nos sociétés sont en crise. Étant intégralement soumises à une religion sans Dieu, celle  de l’argent, elles sont incapables d’imaginer une collectivité qui ne soit strictement soumise à la logique marchande. Sous l’empire de la marchandise, l’individu concret ne trouve de reconnaissance que dans la mesure où son activité est productrice de valeur abstraite, l’argent. Il devient ainsi – il doit devenir! – une moyenne commensurable, l’« homme sans qualité » de Robert Musil. 

Le vide est le résultat logique de cette économie triomphante. Un vide profond, existentiel. Cultures millénaires, arts ancestraux, traditions, communautés, amour, sexualité, beauté, éducation, paysages, gènes humains : rien n’est trop grand pour échapper à l’étiquetage de la valeur marchande. L’argent agit comme un gigantesque trou noir avalant tout sur son passage. Tel est son fonctionnement normal et logique. Le capitalisme est un système qui a besoin de prendre de l’expansion : l’argent achète le travail qui produit des marchandises qui sont transformées en plus d’argent qui sert à acheter toujours plus de travail… Le cycle tautologique est infini et il est impossible d’y mettre fin sans sortir de l’économie telle qu’elle est.

Au cours des dernières décennies, cette « rationalité-irrationnelle » a créé son lot de privatisations, de déréglementations, d’attaques aux droits des travailleurs… Rien ne semble résister à cette logique. Les impératifs du libre marché n’ont d’ailleurs nullement épargné la gauche parlementaire, qui est embarquée dans la danse avec enthousiasme. Il ne s’agit pas de blâmer les « méchants capitalistes ». Ces derniers sont eux-mêmes soumis à une logique qui les dépasse totalement. Ils ne sont que la matérialisation humaine d’un processus qui a sa propre logique interne, une logique qui agit en amont de la conscience. Les formes du capitalisme sont considérées éternelles, essentielles, a-historiques. On ne peut s’imaginer vivre sans capital, sans travail abstrait, sans marchandise. On ne peut s’imaginer un monde qui n’aurait pas pour objectif de créer toujours plus de travail et d’argent. La marchandise règne et nous sommes ses fidèles sujets, des sujets qui s’ignorent, et qui se prétendent rationnels.

Plonger dans le vide

La polémique autour de la Charte des valeurs québécoise confirme que cette soumission à la loi de l’argent est entièrement intégrée. Les libéraux ou néolibéraux qui s’opposent à la protection de la langue française, au prix unique du livre et à la protection de l’environnement – le pays ou l’habitat « réel » et « concret » – refusent de ralentir, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, le mouvement infini d’accumulation d’argent. La Charte – disent-ils – pourrait nuire à la qualité de notre main d’œuvre « importée », la « marchandise humaine » comme dirait Sarkozy. C’est souvent dit mot pour mot et avec une franchise étonnante. « S’il est expulsé du monde du travail francophone, le membre d’une minorité religieuse n’aura pas besoin de changer de pays ; les autres provinces lui ouvriront tout grands leurs bras » dit André Pratte [La Presse, 12/10]. « La charte pourrait priver le Québec des immigrants dont il a besoin et faire fuir les plus qualifiés », affirme Lysiane Gagnon [La Presse 14/10].

En ce sens, il n’y a pas à se surprendre que les islamophobes de type Marcotte/Duhaime se prononcent contre la charte : leurs valeurs sont simplement hiérarchisées, et c’est bien entendu le Dieu économie qui est en tête de liste. Avec l’éloquence qu’on lui connait, Marcotte affirme que « La vérité, c’est que même s’il ne s’agit que d’une minorité radicale et extrémiste, c’est tout de même une minorité radicale et extrémiste islamique » [Blogue, 26 août]. En onde à Franchement Martineau, elle ajoute sans gêne qu’il faudrait cesser de subventionner les écoles musulmanes, mais non les écoles juives (c’est du moins ce qu’on comprend de ses balbutiements plus ou moins informes) [Franchement Martineau, 24/10].

Le racisme, la haine de l’autre et l’islamophobie ne sont pas incompatibles avec le capitalisme. Bien au contraire, ils participent à remplir le vide créé par ce dernier. Ce n’est pas pour rien qu’ils sont encouragés par les classes dominantes. C’est en ce sens qu’on peut comprendre les magouilles émanant des Services canadiens secrets de renseignement et de sécurité (SCRS) visant à renforcer la peur de l’islam et des musulmans. Les cas de Joseph Gilles Breault, alias « Dr Youssef Mouammar », alias « Abou Djihad », et de Mubin Shaikh, tous deux informateurs pour le SCRS et semeurs de haine salariés par l’État, en sont deux exemples bien documentés [1].

Remplir le vide

D’autres tentent plutôt de remplir le vide… tout en permettant sa croissance. C’est le cas  de nombre de nationalistes – socio-démocrates ou conservateurs – qui se portent à la défense de la charte du PQ. Considérant que la culture québécoise est menacée, mais ne pouvant voir que cette menace provient des formes mêmes du capitalisme, ces derniers sont en quelque sorte forcés de se replier vers la conservation de « ce-qui-est ». Car contrairement aux abstractions qui dominent notre ciel sans étoiles, l’étranger, lui, est bien concret et identifiable. Si nous n’avons aucune prise sur l’éternel et le divin, nous en avons cependant sur les agissements des minorités qui demandent ici refuge. Ils ont une couleur, une langue et portent des signes « distinctifs ». C’est ce qu’ont compris nombre de populistes de droite et d’extrême droite d’Europe qui font sans hasard une montée phénoménale depuis quelques décennies. Cette posture en est une de repli. Elle tente de remplir le vide, mais ne fait que renforcer les frontières qui le protègent. Elle ne s’exprime que négativement, en accusant l’« autre » (le musulman) d’être une menace pour ce que nous sommes – ou, plus précisément, pour ce que nous croyons être.

En ce sens, la trajectoire prise par le projet de souveraineté du Québec est exemplaire. Après l’avoir vidé de son contenu « socialiste » (1980) et après l’avoir soumis aux dictats de l’économie (1990), le projet n’en est tout simplement plus un. Faut-il rappeler que le PQ a été le premier à se prononcer pour le libre échange ? Faut-il rappeler que Bouchard a fait de l’atteinte du déficit zéro une condition de la souveraineté du Québec ? La peau de chagrin est désormais si mince qu’elle sert de cocon à la préservation d’une identité – non pas la « nationale » comme il le prétend pompeusement, mais la « péquiste », le chef d’orchestre de cette dilution historique.

Arrêter la machine

La soumission aux caprices de l’accumulation infinie d’argent a des conséquences désastreuses en termes humains et environnementaux, mais elle a également des conséquences politiques certaines. Elle empêche tout projet collectif qui n’est pas totalement subsumé à sa logique de voir le jour. Il n’y a qu’à constater avec quelle violence le projet de gratuité scolaire a ici même été combattu. C’est la politique, les projets collectifs qui sont laminés par cette logique aveugle. Ce n’est pas pour rien qu’elle met aux commandes de l’État des technocrates sans charisme ni grandeur, des cadavres aplatis par les écrans du spectacle.

À défaut d’imaginer un avenir différent, la « démocratie », la « laïcité » et l’« égalité homme-femme » sont désormais les fers de lance de la conservation de notre monde « tel qu’il est ». Le monde du tout à l’argent, de l’intensification perpétuelle de l’exploitation et de la crise écologique. Sans une volonté réelle de combattre les puissances qui nous dominent et qui enserrent nos collectivités et nos individualités, il ne nous reste qu’à blâmer l’« autre », quitte à le fabriquer de toutes pièces.

Cet « autre », à défaut d’avenir et d’espérance, remplit le vide de nos incertitudes et de nos peurs.

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Note

[1] À ce sujet : Alexandre Popovic, « SCRS et médias (1de5)  des informateurs qui se prennent pour des leaders musulmans », http://www.centpapiers.com/author/alexandre-popovic/