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Vincent Romani : par delà l’épée et la croix (partie I)

 Vincent Romani est professeur de science politique à l’UQAM. Il est spécialisé en monde arabe, questions universitaires et violences politiques, c’est ce qui l’a mené à faire des longues études de terrain en Syrie, en Palestine et en Égypte. Au moment où la polémique – il serait de notre avis trop généreux de dire qu’il y a « débat » – autour de la Charte des valeurs québécoises fait rage, nous lui avons posé quelques questions ouvertes concernant les enjeux entourant cette question.

Premier constat : force est d’admettre que M.Romani en a long à dire! Ce projet mobilise beaucoup de faits historiques et concepts qui sont malheureusement trop peu traités par les chroniqueurs et journalistes. Le politologue, répondant à nos conseils, a donc décidé de prendre le temps et l’espace nécessaire afin d’expliquer son analyse, qui, vous serez à même de le constater dans un instant, prend ses distance par rapport au discours dominant.

Cette entrevue sera donc publiée en deux parties. La première traite du contexte québécois et international, du concept d’ « islamisation du Québec » et des arguments gouvernementaux pour défendre la fameuse charte des valeurs.

M.A.C : Le débat actuel sur la Charte des valeurs québécoises en est un qui a des échos partout en Occident (concernant le voile, les espaces de prières, etc.) Pourquoi, d’après vous, ce débat arrive maintenant? Quels sont les éléments de contexte qui nous permettent de bien situer cette polémique ?

V.R. : Ce débat émerge d’un croisement entre des dynamiques de grande ampleur :

La première est la peur structurelle et proprement francophone-québécoise de la disparition, laquelle phobie s’entend aisément. Mais il faut se méfier de certaines oppositions dialectiques : le fait d’une domination anglophone-canadienne historiquement documentée ne saurait logiquement annuler la possibilité d’un nationalisme d’exclusion, dont le sens et l’échelle seront toujours discutables. Quid par exemple des autochtones continuellement dépossédés et stigmatisés ? Cette phobie est donc l’expression du malaise d’une catégorie très spécifique des habitant-e-s du Québec actuel, en termes de génération probablement, et d’ethnie plus surement. Où commencent et où s’arrêtent les frontières légitimes qui séparent le minoritaire du majoritaire, quelle est donc l’échelle légitime pour apprécier cela, et qui est légitime pour dire l’échelle légitime ?

La deuxième dynamique de grande ampleur renvoie aux effets du néo-libéralisme toujours plus conquérant depuis la fin de la Guerre froide. Les États-providence des pays du Nord, issus des pactes sociaux des lendemains de la Seconde Guerre mondiale pour la plupart, sont en voie de démantèlement. Mais pas seulement dans les pays du Nord : ce phénomène est également présent dans bien d’autres parties du globe terrestre, y compris dans le monde arabe où les États-développeurs issus des décolonisations ont également failli. Les élites gouvernantes et les bureaucraties perdent ainsi des pans de leur pouvoir et de leur légitimité, en abandonnant de nombreux terrains d’intervention. La question des identités et des minorités est imposée comme problème politique explicite depuis lors.

Ce qui est remarquable est l’analogie des problèmes et des remèdes produits au Nord comme au Sud par des élites en panne idéologique, qui ont renoncé aux promesses de justice sociale et économique. Le sécuritaire, comme discours et comme dispositif concret, c’est-à-dire la coercition, devient une part relative croissante de l’action étatique.  Pour réaffirmer leur emprise menacée, pour faire oublier leurs renoncements, pour trouver de potentiels boucs émissaires à leurs faillites, les gouvernants fabriquent de la peur et du repli identitaires. Les projets de solidarités concrètes sont ainsi remplacés par des projets de solidarités symboliques, résiduels et d’exclusion. Des partis de gauche comme de droite promeuvent alors des « valeurs » morales nationalistes, militaristes, sécuritaristes, patriotiques. C’est évident au niveau fédéral canadien, états-unien, français, cela le devient au niveau provincial québécois comme l’illustre ce projet de charte. Par quel mystère ce qui est présenté comme affirmation de « valeurs nationales » aboutit systématiquement à un débat sur l’islam et le hijab ?

La troisième dynamique de grande ampleur qui accompagne la précédente et nourrit le débat actuel renvoie à ce que quelques chercheurs observent : un néo-orientalisme plus vivace que jamais. Ce néo-orientalisme contemporain partage avec son aïeul orientaliste la même tendance à stéréotyper et essentialiser les sociétés et personnes venant d’un orient aussi fantasmé qu’indéfinissable. Les stéréotypes amènent un ensemble de stigmates symboliques directement hérités des discours coloniaux européens du 19ème siècle : notamment la polygamie du harem, la sournoiserie hypocrite, la violence innée etc. L’essentialisme est encore plus structurant : il consiste d’une part à croire et faire croire que les multiples sociétés dont il est question sont homogènes, répondant aux mêmes traits, le plus souvent déduits d’une commune appartenance à un islam imaginé. C’est ainsi une grille de lecture typiquement littéraliste des dynamiques sociales que propose le néo-orientalisme, au mépris de la multiplicité des lieux et des histoires. Enfin, le dernier trait de cet essentialisme consiste à déshistoriciser l’autre en le ramenant à un texte – le coran – qu’on lui impose, quelle que soit son histoire individuelle et collective : cela nie la capacité des individus à re-signifier leurs pratiques. Ce littéralisme est un composant de l’intégrisme : en imposant aux musulmans une grille de lecture ainsi figée, de nombreux « occidentalistes » ne font pas moins œuvre d’intégrisme que ceux qu’ils pensent combattre.

En imposant un sens unique à l’autre et à l’histoire, il permet de formuler des problématiques qui opposent un islam imaginé à tout un ensemble de mots-valises non moins érigés en « valeurs » : « démocratie », « féminisme », « occident », « modernité ». Mais les chercheurs montrent l’extraordinaire intensité des rapports de force encore actuels pour définir et redéfinir en permanence ces mots dans chaque société. Aucun consensus historique ni scientifique ne peut aussi définir une valeur « islam ». Tout d’abord en raison d’absence de centralisation doctrinale de l’islam analogue par exemple au fonctionnement de l’Église catholique; ensuite parce que cet émiettement doctrinal s’accompagne d’un émiettement historique et géographique considérable : de qui parle-t-on, de quoi parle-t-on, par quelles médiations passent nos représentations sur plus d’un milliard de femmes et d’hommes présents sur le globe terrestre et revendiquant un référent religieux en évolution constante, dans chaque lieu, depuis 1500 ans ? Cette impossibilité logique de parler généralement de l’islam permet donc toutes les déformations et informent finalement plus sur les phobies et sur « nous » que sur la réalité.

Ethnocentrique, évolutionniste, ce néo-orientalisme est fondamentalement vicié sur le plan intellectuel, mais n’en accompagne pas moins tranquillement un nombre croissant de représentations, discours et projets politiques, dont l’islamophobie plus ou moins assumée. Les figures du communisme et du juif, comme ennemis principiels et boucs émissaires d’un « Occident » imaginé, sont peu à peu remplacées par la figure menaçante d’un islam et de musulman-ne-s qui auraient pour projet de « nous » contaminer, envahir, dénaturer, détruire. L’analogie est frappante avec ce qu’il était autorisé de penser et exprimer il y a quelques décennies à propos des juifs et des communistes. Cet aveuglement interne est sidérant car il inverse la lecture de ce qui est historiquement établi : depuis plus de deux siècles, des corps expéditionnaires, administrateurs militaires, armées du Nord se succèdent au Moyen-Orient, entendant « illuminer » et « civiliser » les « Orientaux », « libérer les Orientales », en détruisant leurs sociétés, les occupant militairement, les tuant et les opprimant, de l’expédition de Bonaparte en Égypte (1798) à celle de Bush et ses alliés en Irak, etc. L’ampleur des dégâts et victimes est sidérante, et répond à l’ampleur des moyens militaires déployés. Pourtant, qui sait le nombre de bases, avions, navires militaires et soldats occidentaux aujourd’hui présents au Moyen-Orient ?

Par un effet de cliquet préoccupant, des seuils de stigmatisation décomplexée sont progressivement franchis de part et d’autre de l’atlantique : de l’islam comme ontologie sans histoire à l’islam comme problème ontologique à guérir ou éradiquer, le passage est bien souvent franchi. Le fanatique d’extrême-droite norvégien qui assassina 77 personnes en 2011 était ainsi imbibé de la littérature néo-orientaliste retrouvée dans son ordinateur, et c’est au nom de la « défense de l’occident contre l’islam » qu’il massacra des militants de gauche qu’il accusait de trahir l’identité et les valeurs de son pays. Une version plus douce et répandue consiste à considérer l’islam comme une maladie, déclenchant systématiquement un processus de sélection entre les « modéré-e-s » dont la vertu première serait d’être parfaitement invisibles, et les « fanatiques » qui serait à ce point dangereux qu’ils oseraient montrer leur identité religieuse.

Spécificité historique des phobies d’une catégorie de Québécois-es, remplacement général des  politiques d’équité sociale et économique par des politiques identitaires « bon marché », et néo-orientalisme comme bouc émissaire, constituent ainsi trois dynamiques structurantes du débat actuel.

Est-ce que vous croyez que l’ « islamisation » du Québec (ce sont les mots, entre autres, du ministre Drainville) et de l’Occident est un phénomène réel?

Les chercheurs sont clairs sur ce point : s’il y a islamisation au Québec, c’est avant tout l’islamisation des phobies des non-musulman-e-s, bien souvent incapables de dire combien de musulman-e-s habitent au Québec et combien de problèmes sont matériellement posés au quotidien dans le fonctionnement de la société. Autrement dit, il s’agit avant tout de la construction d’une menace identitaire qui se focalise sur un islam détaché de toute réalité québécoise. En sens inverse, il y a islamisation et racisation certaines de la précarité au sens où les recherches montrent une sur-représentation des migrant-e-s parmi les chômeurs, les précaires et les pauvres. Autrement dit, une population en grande partie francophone qui vient répondre à des problèmes structurels du Québec (absence de main d’œuvre qualifiée, dénatalité) se heurte à un rejet et une stigmatisation à la fois discursive et économique.

Le PQ met de l’avant la question de la « laïcité » et de l’ « égalité homme-femme » afin de justifier sa charte. Que pensez-vous de ces arguments?

Il y a un laïcisme d’exclusion qui appartient proprement à une certaine gauche, qui se pare des valeurs les moins discutables – égalité homme-femme, anti-obscurantisme, progressisme – depuis deux siècles, et qui promeut un néo-orientalisme « bienveillant ». C’est ainsi la nécessité de répandre les Lumières rationnelles et progressistes qui justifie les massacres et colonisations françaises, que bon nombre de gouvernements républicains et de gauche ont soutenu longtemps et ardemment. Mais dans tous les cas, ce progressisme ne fait que reconduire les impasses du néo-orientalisme : nier aux collectifs et aux individus leur inscription dans l’histoire, nier les multiples lieux et temps dans lesquelles les personnes redonnent en permanence du sens à leurs actes, et imposer le sens de leurs actes à ces personnes. Comprendre et faire comprendre les enjeux intellectuels et politiques de ce néo-orientalisme est primordial. Si l’on fait l’impasse sur les féministes islamiques, sur les femmes musulmanes qui luttent pour leurs droits à l’intérieurs du paradigme islamique, sur l’individualisation croissante des pratiques religieuses, sur la diversité des possibilités de se vivre musulman-ne, sur les homosexuel-le-s musulman-ne-s qui luttent aussi pour leur reconnaissance à l’intérieur de l’islam, bref, si l’on exclue commodément tout ce qui, dans le monde musulman, contrevient à nos stéréotypes négatifs, on construit un ennemi parfait aussi inexistant qu’inexact.

La forte latence du néo-orientalisme menace en permanence de noyer l’analyse. Je pointe ici un grand danger de cette affaire : réduire les luttes féministes à une question religieuse et d’apparence vestimentaire dans un mélange idéologique et argumentaire affolant. Comment se fait-il que laïcité de l’État, neutralité, et égalité femmes-hommes soient à ce point amalgamées contre le voile féminin ? C’est une grande conquête féministe que d’avoir problématisé la domination masculine comme patriarcat, c’est-à-dire détaché de ses oripeaux « culturels » : en pensant lutter pour les femmes en luttant contre le voile, on prend le risque non seulement du néo-orientalisme intégriste et de la stigmatisation, mais aussi de se tromper de cible : la domination des hommes sur les femmes se déroule dans tous les espaces sociaux, avec ou sans voile, avec ou sans religion, en contexte athée, en contexte laïc, en contexte « progressiste », de « habilles-toi! » à « déshabilles-toi! ». Il n’y a pas plus de cause catholique que juive ou musulmane ou libérale à l’oppression des femmes, il y a un patriarcat universel qui s’autolégitime avec les référents idéologiques à sa portée dans chaque espace-temps. La décléricalisation du Québec est loin d’avoir abouti à une égalité des femmes par rapport aux hommes, comme le montrent tous les macro-indicateurs. Ce sont ces enjeux qu’occulte cette focalisation sur le voile, l’islam et les religions. Le voile religieux voile un patriarcat à l’emprise bien plus profonde.

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La deuxième partie de cette entrevue traitera de la symbolique du voile, des concepts de « racisme » et de « xénophobie, de même que des effets à prévoir concernant cette polémique et l’adoption possible d’une telle charte.

À suivre…