Alain Bertho est anthropologue. Il s’intéresse énormément au phénomène de l’émeute moderne, phénomène en pleine croissance qu’il lie à la crise politique et historique affectant notre époque. Loin des discours simplistes décrivant l’émeute comme un acte de délinquance parmi tant d’autres, il cherche le sens politique à lui attribuer.
Que nous disent les émeutiers que nous ne voulons entendre ? Comment décrypter ce cri de colère et d’indignation ?
Ces émeutes, que ce soient celles de Ferguson aux États-Unis ou celles des banlieues françaises, affectent bien entendu la population directement impliquée, mais elle adresse également de nombreuses questions en ce qui concerne le racisme, la militarisation de la police et l’état de nos sociétés occidentales.
Alain Bertho a généreusement accepté de répondre à nos questions.
Vous avez beaucoup étudié les émeutes des banlieues en France. Votre analyse de celles-ci est très éloignée de celle propagée par les politiciens, les policiers et les journalistes, qui les traitent comme des phénomènes liés aux gangs de rues, au hip-hop ou à l’islamisme. Dans votre livre Le temps des émeutes, vous soutenez que l’« émeute oscille entre le silence gêné et le bruit indéchiffrable, entre l’invisibilité et l’illisibilité ». Quelle lecture, justement, faites-vous des émeutes des banlieues ?
Ce qu’on appelle en France « banlieue » depuis 30 ans est le nom de la disparition des classes populaires de la scène publique et politique. Ce n’est pas un vocable de géographie urbaine. Tout le dispositif politique du 20ème siècle fonctionnait sur l’idée d’une représentation de la société dans l’État par la médiation de la politique. Cette médiation s’est effondrée. Qu’on appelle cela crise de la représentation, crise de la politique ou crise de la démocratie, le phénomène est global[1]. Une partie du peuple a été effacé du débat public et des décisions de l’État. Les manifestations de son sort ne sont plus identifiées que comme des désordres. Quand ce déni d’existence devient insupportable, par exemple quand un jeune est tué par la police, quand ce meurtre est banalisé, quand on tente de salir la victime, l’émeute explose. Dans n’importe quel pays.
Vous soutenez que les émeutes françaises sont en quelque sorte le « nouveau paradigme » de l’émeute moderne. En quoi les émeutes actuelles répondent-elles à ce modèle? Et en quoi celles de Ferguson sont-elles différentes de celles du passé?
Depuis le début du siècle, le scénario émeutier après la mort d’un jeune est récurrent dans le monde entier et assez répétitif : en France en 2005 et 2007, en Grèce en 2008, à Londres en août 2011, en Tunisie en décembre 2010 avec les conséquences qu’on connait. On a compté plus de 60 émeutes de ce type dans le monde en 2013[2]. Le répertoire des émeutiers peut évoluer. Par exemple le pillage est apparu en Angleterre en 2011. On le retrouve à Ferguson. Mais sur le fond, la structure de l’événement reste la même. Ce qui est intéressant à lire c’est le niveau de colère qui se manifeste. Trois semaines d’émeutes au niveau national en France en 2005 et en Grèce en 2008. Une semaine dans plusieurs villes en Angleterre en 2011. Un effondrement du pouvoir en Tunisie. Aux USA, depuis l’élection d’Obama, les émeutes de ce type n’avaient pas dépassé deux jours : à San Francisco en janvier 2009, Anaheim en juillet 2012, Brooklyn en mars 2013. L’ampleur et la durée des événements de Ferguson devraient faire réfléchir le pouvoir américain.
Dans le cas de la France, on a l’impression que le passé colonialiste la rattrape par la porte des banlieues ou par celle des manifestations en soutien à Gaza comme celles auxquelles nous avons assisté dernièrement; dans le cas américain, peut-on dire la même chose en ce qui concerne son passé esclavagiste et ségrégationniste?
Les causes et surtout le sens de ces émeutes sont à chercher dans les situations contemporaines. La mobilisation du passé se fait à partir des colères d’aujourd’hui comme la convocation des situations internationales s’enracine toujours dans des conflictualités locales. Cette mobilisation, qu’elle soit mémorielle ou de circonstance, vient toujours pallier l’absence d’une expression politique singulière de ces révoltes[3].
Les émeutes des ghettos noirs américains des années 1960-1970 étaient d’une ampleur incontestablement plus grande que celles qu’on connaît présentement. Elles changèrent la donne en ce qui a trait aux revendications des droits civiques. Elles participèrent, entre autres, à la pacification de certaines rivalités au sein du crime organisé, pavant ainsi la voie à des coalitions plus vastes comme celles des Blacks Panthers. Toute proportion gardée, vous croyez que les émeutes pourraient avoir une influence semblable sur les mouvements de contestation américains?
La comparaison est intéressante. Justement car ces soulèvements ont produit une expression politique singulière, celle des droits civiques. Aujourd’hui, les nouveaux énoncés politiques qui émergent des mobilisations comme Occupy, remettent bien en avant la question du peuple et de sa visibilité (les 99%) mais le font parfois de façon théorique et sans s’ancrer dans la révolte des plus pauvres, des plus ségrégués, des plus malmenés par le pouvoir. Ce n’est pas le cas partout. Au Brésil, le mouvement initié en 2013 et peu à peu concentré contre les conséquences de la coupe du monde était en partie adossé aux favelas. Le pouvoir ne s’y est pas trompé : une répression féroce s’abat sur les militants depuis la fin de la coupe dans l’État de Rio.
Dans le cas de Ferguson, beaucoup se questionnent sur le droit de tirer du policier. Les versions des faits entre les témoins et les forces de l’ordre – qui ont d’ailleurs changé de version en cours de route – divergent d’ailleurs énormément. Vous affirmez cependant que ce type d’information importe peu aux émeutiers, comme si les autorités étaient de facto coupables à leurs yeux. Est-ce à dire que peu importe la culpabilité de la victime, l’émeute aurait eu lieu coute que coute ?
Effectivement. Des émeutes ont eu lieu dans plusieurs pays alors que la victime était un délinquant notoire. La question que posent les émeutiers est : quel est le niveau d’infraction qui mérite la peine de mort sans jugement, sans enquête, sans avocat, sans possibilité d’appel… ? Le respect des droits vaut pour tous et ce respect commence par la présomption d’innocence. Quelle est cette police qui s’arroge le droit de vie et de mort sur une partie du peuple, sur une partie de la jeunesse ? On sait d’expérience que lorsqu’il y a enquête et jugement, toujours des années après les faits, il est extrêmement rare que le policier incriminé soit condamné. Beaucoup sont même réintégrés dans la police.
Dans votre livre, vous dites que « les temps actuels sont les temps des émeutes ». Les institutions permettant aux pauvres d’avoir voix au chapitre des affaires de l’État, quoique de manière partielle et contradictoire, assuraient au peuple d’être un acteur parmi les autres. En quoi les institutions d’aujourd’hui n’incarnent plus l’acteur populaire ? Qu’est-ce qui a changé ?
Ce ne sont pas seulement les institutions qui ont changé. C’est tout le dispositif moderne (19 et 20° siècle) qui articulait la société et l’État par la médiation politique qui a pris fin. Pour aller vite, le multiple des classes sociales représenté par les partis trouvait son unité dans le peuple souverain que représentait l’État. L’inégalité sociale et les conflits sociaux étaient subsumés par un débat sur l’avenir de l’État et de la société. C’est même ce processus conflictuel qu’il soit ou non démocratique qui assurait une légitimité au pouvoir et à ses décisions. Aujourd’hui il n’y a plus si représentation, ni débat sur l’avenir, ni légitimité. Le processus de construction de l’unité nationale et populaire étant en panne, l’État trouve une légitimité alternative dans la question sécuritaire[4] et l’unité nationale prend d’autres chemins : ceux de la répression, des politiques sécuritaires, des politiques normatives sur les mœurs…
Vous êtes en désaccord avec ceux qui refusent de lire le message porté par les émeutes et qui l’amalgament à la simple délinquance, mais également avec ceux qui mettent de l’avant des politiques urbaines plus ou moins progressistes afin de les pacifier. Ceux deux approches lamineraient « l’exigence d’autre chose » portée par la colère de l’émeute. Quelle serait cette « exigence » ? L’émeute serait-elle, ou pourrait-elle être porteuse d’un projet d’émancipation ?
L’émeute est toujours le signe d’une impasse politique et démocratique. Deux émeutes seulement ― sur des milliers ― ont conduit ces dernières années à un changement de pouvoir : celles de Sidi Bouzid en décembre 2010 et celles de Kiev en 2014. On ne peut pas en faire un modèle ! Les émeutiers disent par des gestes ce qu’ils ne peuvent pas dire autrement. L’important, c’est ce qu’ils disent. Affirmer que la violence est le plus souvent une impasse ne doit surtout pas nous faire oublier le caractère toujours fondateur de la révolte. Ce sont souvent les émeutiers qui le disent : pas de justice, pas de paix…
* Alain Bertho est professeur à l’Université de Paris 8, Institut d’Études Européennes; directeur de la Maison des Sciences de l’Homme de Paris Nord ; président de la 20° section du Conseil National des Universités (anthropologie biologique, ethnologie, préhistoire); chercheur au LAVUE-AUS (UMR 7218), membre du Conseil de laboratoire et responsable de l’axe Villes et mondialisation; membre du Conseil scientifique du GIS Etudes africaines ; directeur du Master Villes : nouveaux espaces européens de gouvernance (spécialité de la mention « Études Européennes et internationales »); directeur de l’École doctorale Sciences sociales de l’Université de Paris 8 de 2007 à 2013.
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Notes
[1] Alain Bertho « La fin de la politique ? », in Ethnographiques.org, « L’anthropologie face aux ruptures », mai 2014.
[2] Alain Bertho « Rages populaires », in L’année Stratégique 2015 dirigé par Pascal Boniface, Armand Colin 2014, « Le protestataire, personnalité de l’année 2011 », in L’année Stratégique 2013 dirigé Par Pascal Boniface, Armand Colin, 2012 et « De la colère au soulèvement », in L’année Stratégique 2012 dirigé par Pascal Boniface, Armand Colin, 2011
[3] Alain Bertho « De l’émeute au soulèvement la révolution n’est plus ce qu’elle était. », Revue internationale et stratégique 2014/1 (n° 93), 2014, Pages 73 – 80.
[4] Alain Bertho, « Guerre, gouvernement, police », in Dire la guerre, penser la paix dirigé par Frédéric Rognon, Labor et Fides, 2014, pages154-160.
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« Le fameux « 99% vs 1% », c’est de la bulls… de gauche naive. Tout ce qui existe vraiment, c’est 100 x 1%. »
Je vous suggère l’excellent livre « Les milliardaires – Comment les ultra-riches nuisent à l’économie » de Linda McQuaig et Neil Brooks
Vous verrez si c’est de a « bulls…de gauche naïve ». Les données, les exemples et les comparaisons avec les époques passées sont précis et percutants.
Vous semblez n’avoir aucune idée de ce qu’est le 1% et de l’écart entre eux et nous. On parle pratiquement de deux mondes complètement différents.
Nous vivons dans l’économie réel, avec chômage, inflation, etc. Eux, vivant dans une économie purement virtuelle. Vous savez que le PIB mondial (ensemble de l’argent échangé contre biens et services) ne représente que 8% de « l’économie » ? Le reste est constitué entièrement de spéculations (monétaires, boursières, financières). Nous ne représentons, tous, qu’une simple statistique, et de faible importance, dans leur monde.
Quand un CA veut faire un gros coup d’argent en vendant leurs stock options (exemptés d’impôt à 50%, avant toute autre déduction), ils mettent à la porte quelques centaines (ou milliers) d’employés. Cela fait remonter automatiquement la valeur de l’action, leur permettant d’empocher (aux frais de l’entreprise qu’ils sont censés défendre*) un pactole. Parce que pour les spéculateurs, des mises à pied sont une bonne nouvelle.
*Les stock options sont tellement nocifs pour les entreprises que Microsoft s’est débarrassé immédiatement de toutes celles qui infestaient son entreprise il y a quelques années, quand a éclaté l’affaire Enron, la première d’une longue lignée de désastres provoquées par ces pratiques.
Lisez aussi les œuvres du prix Nobel d’économie Paul Krugman. Ou celle de l’autre prix Noble d’économie (et ex-président du FMI) Joseph Stiglitz.
Et quand le richissime milliardaire Warren Buffet déclare: « La lutte des classes existent et ma classe sociale est en train de gagner », c’est sûrement signe qu’il faut au moins s’interroger plutôt que de tout balayer du revers de la main avec un qualitatif choc et dérogatoire.