Frédéric Bérard est avocat. Il s’intéresse particulièrement au déni de l’État de droit auquel s’adonnent de plus en plus fréquemment, avec l’aide de quelques chroniqueurs mal informés ou consentants, nos gouvernements. Dans son dernier livre, dans un style direct et avec un brin d’humour, il n’y va pas par quatre chemins, et se pose la question sans détour : « assistons-nous à la fin de l’État de droit ? »
Cette question, ouvertement provocatrice, amène l’auteur à discuter de cas tout aussi scandaleux que nombreux : celui d’Omar Khadr, la loi antimanifestation du gouvernement Charest, le projet de loi C-31 du gouvernement fédéral restreignant les droits des réfugiés, etc.
Les faits sont inquiétants, d’autant plus qu’ils participent d’un changement de culture politique assez important, pour ne pas dire d’un mépris de plus en plus affirmé et sans complexe des droits et libertés.
Afin d’y voir clair, nous avons posé quelques questions à Frédéric Bérard, qui a bien voulu y répondre.
Votre livre s’intitule La fin de l’État de droit. Vous donnez des exemples de ce déni du droit, principalement par nos gouvernants. Ces exemples sont nombreux. Ils touchent différents domaines des droits et libertés, pouvez-vous nous expliquer ce qui lie ces dénis de l’État de droit ?
À mon sens, l’ensemble de ces exemples réfère à deux dénominateurs communs. D’abord, le calcul. Le politique fait fi du droit (ou utilise celui-ci à mauvais escient) afin d’enregistrer des gains électoraux, du capital politique. Pensons, entre autres, aux exemples que vous mentionnez (Khadr, Loi antimanifestation, C-31). On savait que les mesures ou absences de mesures (violant l’État de droit) viendraient probablement assurer une certaine sympathie militante ou citoyenne. Deuxièmement, l’ignorance et/ou la nonchalance des médias. Qui parmi eux a questionné, talonné sérieusement, le politique quant aux violations à l’État de droit ? Qui tend à en faire un enjeu dit impératif ? Personne, à mon sens. Rien à voir avec mon bouquin, mais je me souviens que la « crise » des écoles passerelles avait donné lieu à une illustration cocasse de ce qui précède : alors que tous les partis d’opposition pressaient Charest d’adopter alors la clause nonobstant, les médias reprenaient bêtement le propos sans s’interroger (ou questionner un expert) sur les tenants et aboutissants de l’affaire. La réalité c’est que, dans le présent cas (celui de l’article 23), la clause nonobstant… ne s’appliquait tout simplement pas ! Un mois de beaux débats autant enflammés qu’inutiles, donnant à la population l’impression que le gouvernement Charest était complaisant quant à la protection de la langue française.
Vous ne vous en prenez pas seulement aux hommes politiques qui semblent mépriser de plus en plus les « embûches » causées par le droit à leur volonté d’élus, mais également à certains chroniqueurs et à certains idéologues qui les encouragent à aller par-delà la Charte des droits. Ces derniers sont nombreux. À un point tel que l’expression « gouvernement des juges » est pratiquement devenue un signe de ponctuation dans la presse populiste. À quoi vous attribuez ce glissement ?
Encore une fois, à l’ignorance et/ou la nonchalance. Quiconque peut devenir journaliste au Québec avec un baccalauréat en communications. Je n’ai aucun mépris à cet égard, sauf qu’il me semble qu’une formation de base en droit, notamment pour les journalistes et chroniqueurs couvrant directement ou indirectement ce domaine, me semblerait de mise. L’impact d’un article/chronique qui méprise sciemment ou non l’État peut être purement dévastateur pour celui-ci, la population accordant normalement une importance marquée à ce qui est rapporté par les médias.
Vous vous en prenez également au tribunal populaire que serait devenu l’espace médiatique. En ce sens, vous considérez très négativement la Commission Charbonneau, qui dénierait, avec l’aide de certains journalistes, la présomption d’innocence. Plusieurs considèrent pourtant que les médias jouent un rôle essentiel contre la corruption, et que c’est le droit, précisément, qui aurait les mains liées. En quoi les médias remplissent-ils un rôle négatif selon vous ?
Je ne nie pas que l’objet de la Commission se veut louable. C’est plutôt le processus, à mon sens, qui pose problème. Les journalistes se lancent sur le dernier nom balancé comme un chien sur un os sans s’interroger — encore une fois — sur les impacts de telle ou telle pourchasse, justifiée ou non. On veut du « croustillant », rappelons-nous. Combien de fois avons-nous lu des tweets de Kathleen Lévesque, pour seul exemple, se plaignant du fait « qu’il ne se passe rien à la Commission aujourd’hui?!? » Le rôle d’un journaliste n’est-il pas de rapporter la nouvelle, plate ou croustillante ? Cette même Lévesque, pas plus tard qu’aujourd’hui, vient de tweeter qu’elle pariait qu’Accurso se ferait débouter devant la Commission. Oui, une journaliste qui parie avec ses lecteurs sur l’issue d’une décision quasi judiciaire. La même journaliste qui est allée « squatter » la chambre d’hôpital d’Accurso pour « s’assurer » que celui-ci venait bel et bien de se faire opérer. Cette même journaliste (OK, après j’arrête) qui avait à l’époque écrit dans Le Devoir que l’ex-maire avait fréquenté pour un lunch un resto dit « maffieux ». Comme si ceci faisait preuve de quoi que ce soit. En bref, au diable la présomption d’innocence et la rigueur journalistique ! Vive le croustillant et le crime par association !
Vous dites que l’État de droit est l’ultime rempart contre la tyrannie des gouvernants. Cela n’est pas faux. Mais, de notre avis, cela n’est pas tout à fait vrai non plus… Le rôle du droit nous semble plus complexe et contradictoire. Vous citez en exemple le « Printemps étudiant » et la loi antimanifestation du gouvernement Charest. Cette loi niait ― et elle continue de nier, sous la forme P-6 ― le droit de manifester, nous en convenons. Toujours dans le thème du Printemps étudiant, on peut toutefois donner un exemple contraire. Plusieurs injonctions de la cour ont mené à une forte répression dans les établissements scolaires, à un point tel que ces lieux sont devenus le lieu d’affrontements pendant de longues semaines. Le droit a donc joué, dans ce cas du moins, un rôle de répression du droit de grève. Il a limité l’expression collective au nom de la liberté individuelle, et ce, sans que le gouvernement s’ingère, du moins officiellement et avant qu’il vote la loi 78, dans le processus juridique. Autrement dit : face à ces faits, peut-on réellement dire que l’État de droit est au service de la démocratie ?
Je suis convaincu que oui, et je m’explique. Dans l’exemple que vous soulevez, c’est justement le fait qu’il y avait violation de l’État de droit qui posait problème. La Loi 12 étant, de mon avis, purement inconstitutionnelle : crime par omission, peines déraisonnables, suspension de libertés civiles, perquisitions sans mandat, etc. Charest, appuyé alors par une partie importante de la population (nous en déplaise), s’est assuré que cette loi ne pourrait être contestée d’un point de vue constitutionnel en prévoyant son autoabrogation dans les 15 mois. C’est ce qui fit en sorte que les injonctions décriées ont pu être rendues sans trop de problèmes. Un respect de l’État de droit aurait fait en sorte que cette même Loi 12, de laquelle découle le reste, n’aurait jamais été adoptée. Où, à tout le moins, qu’une contestation constitutionnelle de celle-ci ait pu demeurer dans le champ du possible.
La répression des mouvements sociaux est de plus en plus violente, partout à travers le monde comme au Québec. Quels sont les liens que nous pouvons faire, selon vous, entre votre thèse sur la possible « fin de l’État de droit » et ce déni de l’expressivité de la population ?
À mon avis, l’État de droit constitue la résultante ultime du contrat social. On perçoit ainsi, à même ce dernier, la consécration et le respect des droits civils, notamment ceux de manifester pacifiquement, d’exprimer ses opinions à des fins de contributions au débat sociopolitique. Nul doute que feu la Loi 12 et le règlement P-6 sont, dans leurs lettre et esprit, des contraventions claires à ces valeurs consacrées. Particulièrement si on ajoute à ceci les abus policiers qui découlent normalement de lois ou règlements leur accordant un trop important pouvoir arbitraire. Par voie de conséquence, il appert qu’un respect de l’État de droit viendrait, ici encore, nous préserver de mesures visant à encourager, expressément ou tacitement, la répression de mouvements sociaux.
Qu’est-ce qui, selon vous, pourrait stopper cet élan inquiétant ?
Ouf ! Probablement une plus grande sensibilité des médias à l’importance de vous-savez-quoi maintenant. Je doute que les politiciens, appât du gain électoral aidant, s’assujettissent eux-mêmes au caractère impératif de la règle de droit. Les médias jouent donc, à mon sens, un rôle de chien de garde d’une importance capitale. Encore faut-il, cela dit, qu’ils s’y connaissent davantage. Les expressions de type « gouvernement des juges » utilisées par ces derniers viennent non seulement discréditer l’institution, mais aussi imprégner dans l’esprit de la population que le droit au fond ne sert que l’élite, les avocats et les avocasseries, et se veut donc un détournement de la « vraie » démocratie. Dangereux.
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Pour se faire une tête sur les dangers de ce détournement, comme le dit Frédéric, pourquoi ne pas lire son livre : La fin de l’État de droit?, Montréal, XYZ, 2014.