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Conservateurs en conserve

La course à la chefferie du PQ en témoigne. S’il est un discours qui a repris du galon depuis quelques années au Québec, c’est bien celui du nationalisme conservateur. Munis de leurs habituelles pirouettes victimaires, ces idéologues se plaignent, comme de mignons petits veaux sevrés trop vite, que l’identité québécoise serait la grande victime de cette « négation de soi ».

La négation de quoi ?

La négation de soi !

De moi ?

Non : de soi !

De toi ?

Non : de soi !

De quelle « négation » s’agit-il ? La question mérite effectivement d’être posée. S’agit-il de la négation du Québec métissé de culture amérindienne ? Du Québec panaché de couleurs, de langues et de religions différentes ? Du Québec immigrant ? Du Québec massivement dans les rues en soutien à Louis Riel ? Du Québec inspiré par Franz Fanon, par le Black Power afro-américain et par Karl Marx ? Du Québec de Léa Robach, de Michel Chartrand et d’Hubert Aquin ?

Mais non… Vous l’aviez sans doute remarqué. Le Québec dont nous parlent les nationalistes conservateurs, c’est le « Québec-majoritaire-d’origine-canadienne-française-catholique ». Un Québec tout droit sorti de l’imaginaire terne des endoctrineurs, un Québec qui, lors d’un sombre jour de la Révolution tranquille, aurait balayé du revers de la main son passé authentique.

Prenant leurs cauchemars pour la réalité, ces conservateurs croient que le Québec est essentiellement et objectivement comme ils voudraient qu’il soit. C’est-à-dire… comme eux. Catholique comme eux. Conservateur comme eux. Réactionnaire comme eux. Peu enclin à l’immigration comme eux. Respectant le patron comme eux. Priant le p’tit Jésus, aimant le travail, l’ordre et la sécurité… comme eux.

Cette prétendue négation serait généralisée au Québec. On connait la chanson, c’est un air de rigodon-dindon. Le multiculturalisme et les accommodements déraisonnables, c’est une « négation de soi » ; vouloir retirer la croix de l’Assemblée nationale, c’est une « négation de soi » ; s’ouvrir trop généreusement à l’immigration, c’est une « négation de soi » ; remplacer « joyeux Noël » par « joyeuses fêtes », c’est une « négation de soi » ; ne pas vouloir alimenter la guerre avec le monde musulman, c’est une « négation de soi »…

Cette projection de ses propres idées sur l’ensemble de la population historique et sociologique descend parfois jusqu’au plus bas étage de la frénésie nationaliste. Mathieu Bock-Côté est allé jusqu’à avancer que l’échec du projet de Charte des valeurs ― cet « immense effort collectif », comme il le dit sans rire ― est en filiation avec la défaite des Patriotes de 1837-1838 [JdeM, 26 mars 2014]. Le projet révolutionnaire d’une République indépendante trouverait ainsi son équivalent contemporain dans une Charte des valeurs opportuniste patentée à partir de préjugés et de sondages d’opinion. Tel est le genre de pirouettes hallucinatoires avec lesquelles s’amusent les amis de la conservation des privilèges.

Lorsque le Québec est en phase avec leurs idées, les conservateurs y voient la confirmation de la justesse de leur position idéologique ; lorsque le bon peuple n’est pas en accord avec eux, c’est parce qu’il adopte un comportement irrationnel. Lorsqu’il écoute la chanson « Dégénération » de Mes Aïeux (« ton arrière, arrière, arrière, arrière, arrière, arrière, arrière… »), le Québec affirme son « attachement au passé » [Bédard] ; lorsqu’il soutient les politiques néolibérales, il démontre sa « lucidité » [Facal] et lorsqu’il est favorable à la Charte des valeurs, c’est qu’il veut, tout simplement, « protéger ses enfants » et « être respecté » [Bernard Drainville]. Mais il suffit que le Québec ne réponde pas spasmodiquement à ses commandements déguisés en analyse pour que l’élite conservatrice affirme qu’il est plus ou moins dégénéré. Lorsque le Québec s’oppose à la guerre en Afghanistan, on le dit atteint d’une « maladie » [Christian Rioux, 19 mai 2006] ; lorsqu’il prend la rue contre la hausse des frais de scolarité, on le dit trop imprégné d’une prétendue « culture de la gratuité » [Joseph Facal] ; lorsqu’il vote massivement pour le NPD, on dit qu’il appuie une bande de « gauchistes attardés » [Bock-Côté, 4 mai 2011] ; etc.

Les nationalistes à la pensée bleuâtre peuvent ainsi se rentrer la tête dans le derrière tout en affirmant qu’il y fait clair. Fait intriguant mais non surprenant : l’impérialisme américain, le plus puissant et hégémonique de l’histoire de l’humanité, n’est jamais remis en cause par ces apôtres de la conservation. Celui qui prend trop de place, c’est le plus souvent l’immigrant, le minoritaire, celui qui, outillé de notre trop grande générosité, en abuserait.

Autrement dit, ces nationalistes choisissent leur bataille. Et comme ce sont de véritables « winners », ils mettent les gants face aux plus faibles et baissent la tête face aux plus forts, histoire d’être certain de remporter la victoire.

L’identité en conserve

Comme le souligne l’anthropologue James C. Scott, toute identité est construite à partir d’un matériel déterminé. On peut bâtir une mémoire en mettant l’accent sur la liberté ou la soumission, le larbinisme ou l’esprit de révolte. Un peuple n’est pas un individu uniforme traversant les siècles au pas cadencé. Il est fragmenté, contradictoire. Le passé offre ainsi un matériel presque infini aux idéologues. On pourrait bâtir l’identité québécoise sur la mémoire de l’ « indocilité » et de l’ « ensauvagement » des Canayens (comme aurait dit Bougainville), sur son esprit d’indépendance, sur l’antimilitarisme affirmé lors des conscriptions canadiennes, sur la combativité du mouvement ouvrier ou sur celle du mouvement féministe ou étudiant. Cette mémoire serait tout aussi « majoritaire » que celle que tentent de nous imposer les conservateurs.

L’identité se fonde sur une mémoire construite au temps présent. Si le peuple veut mettre de l’avant son ouverture au monde, son internationalisme, son métissage ou ses combats pour la justice, ce n’est pas de « négation de soi » dont il s’agit, mais bien d’une « négation du conservatisme ».

Il ne nie pas « ce qu’il est ». Il affirme « ce qu’il veut devenir ».

Et cet avenir souhaité ne sort heureusement pas de la grosse tête chochotte d’un conservateur ennuyant.