La valeur est le sujet autonome tyrannique et abstrait dominant nos vies jusque dans ses plus intimes racoins. Elle est l’abstraction réelle carburant au mépris de la vie et de la beauté du monde. Nous faisons tout, nous devons tout faire pour satisfaire ses insatiables besoins de travail aliénant et de destruction. Son règne nous mène tout droit vers la catastrophe écologique, politique et économique ― bref : à la barbarie. Pourtant, hormis dans quelques cercles d’initiés et d’intellectuelles, la critique de la valeur est pratiquement intégralement absente de l’analyse de gauche.
La tyrannie de la valeur : débats pour le renouvellement de la théorie critique, dirigée par Éric Martin chercheur à l’IRIS et professeur de philosophie, et Maxime Ouellet, professeur à l’école des médias de l’UQAM, tente de redonner un peu de matériel à ceux et à celles qui désirent articuler une critique consistante du capitalisme, une critique radicale s’attaquant au cœur de ce système d’exploitation.
Ce qu’ils mettent de l’avant? Histoire d’y voir plus clair, Martin et Ouellet ont bien voulu répondre à nos questions. Dans la première partie de cette entrevue, il est question de la nécessité de la théorie, de la critique de l’anticapitalisme contemporain et de la fin possible (ou non) du travail.
Comme vous serez à même de le constater, les auteurs considèrent que la critique de la valeur est essentielle à un renouveau de la pensée critique et anticapitaliste.
D’abord, cet ouvrage en est un de théorie. Sa lecture n’est pas facile et demande un certain bagage de connaissances. Vous ouvrez d’ailleurs le livre avec des citations, l’une de Marx et l’autre de Zizek, affirmant l’importance de la théorie afin de développer une pratique plus efficace. En quoi ce livre est-il pertinent aujourd’hui et maintenant pour éclairer la praxis de la gauche?
Éric Martin : Nous avons cette mauvaise habitude d’opposer la théorie et la pratique. Pourtant, d’un point de vue dialectique, la théorie est un moment de la pratique. Un certain spontanéisme à la mode prétend que la révolte peut se dérouler immédiatement, sans avoir besoin de la théorie ou d’un projet politique : « don’t think : just act! », comme le caricature Zizek. Nous faisons le pari opposé : bien sûr, on peut se révolter « spontanément » ou immédiatement contre quelque adversaire. Mais on peut difficilement s’en prendre aux fondements de la domination capitaliste si on ne prend pas la peine de s’interroger sur la nature de ce système. L’étymologie du mot théorie contient le mot « voir ». Théoriser le capitalisme, c’est tenter de faire voir quelles sont les catégories centrales qui permettent à cette forme sociale de structurer la pratique. Le marxisme soviétique, par exemple, s’en tenait à critiquer la propriété privée et le marché, mais ne s’attaquait pas aux catégories fondamentales du capital (travail aliéné, marchandise, argent, valeur abstraite). Ceci est dû notamment à une lecture simpliste de Marx qui se contente d’opposer les « bons » travailleurs à la « vilaine » bourgeoisie propriétaire, suggérant que le seul problème est l’existence de la propriété privée. Cette lecture ne rend pas justice à la pensée de Marx. Une pratique de lutte qui s’abreuve de ce marxisme classique, ou vulgaire, se contentera d’attaquer la sphère de la propriété ou de la distribution sans questionner les catégories fondamentales du capitalisme. C’est pourquoi, pour poursuivre avec l’exemple soviétique, l’URSS a été capable d’abolir la propriété privée et le marché tout en demeurant fondamentalement capitaliste, créant ce qu’on a appelé un « capitalisme d’État » productiviste et violent envers les humains comme la nature qu’il cherchait à exploiter au même titre que son vis-à-vis américain. Ce genre d’erreur ne peut être évité sans un retour à la théorie. Marx, par exemple, dans les Manuscrits de 1844, explique que la propriété privée n’est pas la cause du travail aliéné, mais sa conséquence. Cette seule idée change énormément de choses : on peut se livrer à une critique superficielle, supprimer la propriété privée tout en conservant le travail aliéné. Ici, le caractère superficiel du changement découle en droite ligne du caractère superficiel de la théorie. Le point de vue militant est celui qui a les deux mains dans la lutte et exige (ça se comprend, de ce point de vue) des stratégies qui répondent immédiatement à des problèmes pratiques qui se posent dans l’urgence. Le danger est ici d’avoir toujours le nez collé à la fenêtre. Contre cette tentation, il faut dire que certaines avancées théoriques ne peuvent se faire qu’à partir d’un certain recul vis-à-vis de la pratique, et à partir d’un certain niveau d’abstraction théorique. Tout le monde n’en a que pour la « praxis ». Or, Marx avait beau être impliqué dans le mouvement communiste réel, il n’en passa pas moins le plus clair de son temps assis dans la bibliothèque du British Museum à dévorer des livres et à déplier la logique du capital. Ainsi, notre livre est un livre de théorie, qui se réclame de la théorie critique dans son plein droit, qui cherche à remettre à l’avant-scène le débat sur le marxisme au Québec après une longue éclipse. Il pose plusieurs questions centrales (faut-il libérer le travail ou se libérer DU travail? La valeur est-elle une substance? Qu’est-ce que la valeur fait au temps?). Il ne s’agit pas d’un livre pratique : on n’y trouve aucune recommandation pratique immédiate. Par contre, cela ne veut pas dire que les observations théoriques de ce livre n’ont pas de conséquences pratiques, au contraire. Seulement le livre se situe à l’étape d’avant : la consolidation et la problématisation de nouvelles approches théoriques développées par les Kurz, Jappe ou Moishe Postone. Qui lira ce livre et choisira ensuite de se lancer dans une pratique pourra y trouver une analyse du capitalisme plus précise et plus ciblée que le marxisme vulgaire, et pourra en déduire des pratiques qui, pour l’heure, demeurent à inventer. Mais pour le dire le plus succinctement : il y a une sacrée différence entre blâmer les vilains spéculateurs et s’en prendre au travail aliéné lui-même.
Maxime Ouellet : J’ajouterais que ce livre cherche à interroger la pertinence de la critique de la valeur pour la refondation de la théorie critique aujourd’hui. Cette théorie articule principalement une critique négative des formes de médiations aliénées propres à la société capitaliste et pointe, sans toutefois développer énormément, vers la nécessité d’élaborer des formes de médiations postcapitalistes. C’est à ce projet que ce livre contribue à travers des débats sur les questions soulevées par le courant de la critique de la valeur. Il ne s’agit donc pas uniquement d’une présentation des thèses de ce courant, mais bien plutôt d’une mise en perspective de ces thèses avec d’autres perspectives en espérant que cela permettra d’ouvrir un dialogue fécond. Ce livre est donc un appel à cultiver la pensée et la réflexion critique comme une condition sine qua non de possibilité d’une praxis de transformation de la société.
Vous dites que ce n’est pas seulement le capitalisme qui est en crise, mais également l’anticapitalisme. Vous êtes d’ailleurs fort peu élogieux à l’égard des mouvements sociaux, particulièrement envers les « indignés », l’ « anticapitalisme soft » ou certaines déclinaisons de l’anarchisme. Qu’avez-vous à leur reprocher?
Maxime Ouellet : Il nous semble que depuis l’effondrement du marxisme au début des années 1980, aucune théorie sociale générale n’a été en mesure de comprendre la voie vers laquelle se dirigeaient les sociétés capitalistes avancées. Pire, la liquidation de l’héritage marxiste par la pensée postmoderniste s’est avérée être un désastre pour réfléchir sérieusement à la barbarie dans laquelle les sociétés occidentales sont en train de s’embourber. C’est pourquoi nous disons dans l’introduction de cet ouvrage que la crise du capitalisme s’est également avérée être la crise de l’anticapitalisme. Cette crise de la pensée critique est en bien sûr due à la lecture dogmatique qui était faite de Marx par les mouvements M-L à l’époque, qui bien souvent ne lisaient même pas Marx et se contentaient de scander des slogans éculés du type : « à bas la bourgeoisie » sans même comprendre ce qu’ils étaient en train de professer. Ce même anti intellectualisme et anti-théoricisme semble plutôt répandu à l’heure actuelle dans certains mouvements militants au profit d’une théorie de l’action et de la confrontation, qui loin de confronter réellement la domination abstraite du capital sur l’ensemble de nos vies, participe plutôt d’un « bougisme » qui est tout à fait compatible avec l’idéologie managériale du néolibéralisme dominant. En clair, on a remplacé une pensée non dialectique, le marxisme-structuralisme, par une autre pensée non dialectique, le postmodernisme post-structuraliste, qui est la nouvelle doxa qui anime la plupart des pensées de gauche contemporaine. La catégorie de la résistance mobilisée par la plupart des mouvements d’extrême gauche repose sur une forme de « foucaldianisme » édulcoré voulant que, puisque le pouvoir est partout et que toute forme de médiation est en soi oppressive, le dépassement dialectique des contradictions de l’ordre social est impossible. La liberté se situerait donc dans des « zones autonomes temporaires » où l’individu délié pourrait jouir sans entrave dans un espace et un temps déterminé. Comme le dit Daniel Bensaïd : « Le radicalisme chic des rhétoriques de la résistance procède d’une tentative récurrente, en des temps défensifs, de purifier la contradiction et d’éliminer toute médiation et représentation » (Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise, Paris, Lignes, 2011, p. 22). En clair, la mobilisation par la gauche anarchisante de la notion de « résistance » a conduit à une mise entre parenthèses du projet d’une transformation radicale de la société capitaliste moderne. Comme le souligne Moishe Postone, un des principaux auteurs associés à la critique de la valeur : « La notion de résistance, toutefois, en dit peu sur la nature de ce à quoi l’on résiste ou des stratégies que l’on met en œuvre, autrement dit, sur les formes précises que vont revêtir la critique, la contestation, la rébellion et la ‘‘révolution’’. La notion de résistance recouvre une vision du monde purement dualiste qui tend à réifier aussi bien le système de domination que l’idée d’autodétermination. Elle est rarement fondée sur une analyse réflexive des possibilités de changement radical ouvertes ou refermées par un ordre dynamique hétéronome. En ce sens, elle manque de réflexivité. C’est une catégorie non dialectique, qui n’appréhende pas ses propres conditions de possibilité, c’est-à-dire qui échoue à appréhender le contexte historique dynamique auquel elle appartient » (Moishe Postone, « History and mass helplessness: Mass Mobilization and Contemporary Forms of Anticapitalism », Public Culture, vol. 18, n° 1, 2006, p.108.
Eric Martin : Occupy est un phénomène très intéressant. Dans The communist horizon, la théoricienne marxiste Jodi Dean y voit l’une des tentatives importantes de revenir à un « nous », un « we the people » contre la classe dominante, c’est-à-dire de relacer la lutte des classes contre le caractère éclaté de ce qu’elle appelle le « capitalisme communicationnel » (communicative capitalism) dans lequel baignent aussi de nombreux individus se réclamant de la gauche, mais rivés à leur écran et à leurs réseaux sociaux. Occupy est donc une tentative d’unification, d’organisation, de subjectivation politique qui tente de ressusciter le clivage et la lutte de classes dans la représentation : le 99% contre le 1%. Ceci dit, ce qui rend aussi Occupy intéressant, et critiquable, est son incapacité à produire de réels changements objectifs dans l’ordre social. L’une des causes (et pas la seule) de cette impuissance tient, du point de vue de la critique de la valeur, à la théorisation tronquée du capitalisme qui inspire ces mouvements (la même critique pourrait être adressée à l’altermondialisme sauce ATTAC avec son mantra de la « taxe tobin », une mesure pourtant inventée à l’origine pour consolider le capitalisme financier globalisé en tentant d’éviter sa surchauffe, ou encore aux anarchistes dont l’analyse du capitalisme s’inspire souvent du marxisme le plus classique). Quel est le problème avec la théorisation du capitalisme chez Occupy ou ATTAC? La critique se situe exclusivement sur le plan de la redistribution de la « richesse », sans jamais remettre en question ce que nous appelons « richesse ». La critique des inégalités est quelque chose d’important, mais elle est l’équivalent d’un diagnostic de rhume qui se limiterait à l’énonciation des symptômes sans penser le virus du rhume lui-même (même problème chez Thomas Piketty). Encore une fois, c’est la reprise d’un schéma propre au marxisme classique qui travaille ici : les travailleurs produisent de la richesse, le problème est que cette richesse est accaparée par les parasites de la bourgeoisie ou de « l’Empire » (Negri). L’analyse de Marx est beaucoup plus profonde. Par exemple, elle fait une distinction entre la richesse réelle et la valeur abstraite. La richesse réelle, c’est la quantité de choses que l’on produit ou dont on dispose pour exister comme être humain, comme être-dans-la-nature et comme membre d’un rapport social doté de besoins concrets (toujours mis en forme culturellement). Par exemple, la richesse réelle, c’est d’avoir des livres pour les enfants à l’école, ou encore des terres cultivables dont il faut prendre soin (plutôt que de les brûler par la surexploitation intensive comme le fait le Capital, lui qui, comme le disait Marx, a deux sources de richesse, l’humain et la terre, et va les détruire toutes les deux). À l’opposé, la valeur abstraite désigne une façon de mesurer la valeur d’une marchandise par le temps de travail humain socialement nécessaire qui y est contenu, et ceci peu importe la nature qualitative de cette marchandise. De sorte que l’on peut produire de la valeur en fabricant des missiles, des déchets nucléaires ou des gadgets inutiles qui ne représentent aucune richesse réelle du point de vue de la satisfaction des besoins concrets des populations. La valeur abstraite vise simplement l’accumulation de travail humain mort (du capital), peu importe le contenu de la production et sans que soit pensée la limite de celui-ci. Le problème n’est donc pas seulement de redistribuer la richesse : il faut remettre en question l’idée même de richesse, et celle de « valeur ». Autrement, on se limite à faire du rangement dans une maison dont les fondations catégorielles elles-mêmes sont pourries.
Vous affirmez en introduction que le « travail constitue le fondement de la domination abstraite et dépersonnalisée dans la société capitaliste ». Plusieurs, incluant les marxistes, seront surpris de cette affirmation. Vous n’êtes évidemment pas les premiers à avancer cette thèse. Les situationnistes, certains anarchistes et le groupe Krisis, dont fait partie Anselm Jappe, l’un des fondateurs de la théorie de la valeur, en faisaient déjà la promotion. Aux yeux de l’ensemble de la population, abolir le travail semble pourtant une utopie dans ce qu’elle a de plus irréaliste. Pouvons-nous réellement en finir avec le travail? Comment organiser la production de biens essentiels à la vie sans travail?
Éric Martin : Effectivement, le marxisme classique ne problématise pas le travail. Il prétend libérer le travail des exploiteurs sans s’interroger sur les formes de médiations qui organisent ce même travail. Évidemment, nous ne sommes pas les premiers à dire cela, et nous ne le prétendons pas non plus. Notre livre vise d’abord à mieux faire connaître les théories qui, dans le sillage de Debord, du groupe Krisis, etc., comme vous le dites, tentent de relire Marx dans une perspective que je qualifierais de moins subjectiviste et de plus sociologique. Je veux dire qu’au lieu de se limiter à voir le capitalisme comme l’affrontement de deux groupes sociaux (dominants VS dominés) cherchant à s’approprier la « richesse » dès lors mal « distribuée » ou « accaparée » par les vilains du scénario, ces théories renouent avec l’analyse plus holiste de Marx qui comprend le capitalisme comme « fait social total », c’est-à-dire qu’il comprend le capitalisme comme une totalité, un Tout, et une forme sociale-historique qui fonctionne avec son idéologie, ses médiations et ses institutions propres. L’une de ces médiations est le « travail aliéné », c’est-à-dire le travail dont le but, la finalité, ne peut pas être déterminée par un individu membre d’une communauté sociale et politique qui pourrait exercer son autonomie tout en prenant en compte des exigences communautaires; au contraire, le travail aliéné se trouve organisé « par en haut », par l’automouvement du Sujet automate qu’est la valeur abstraite. Ceci veut dire que mon travail ne sert pas à servir des besoins individuels et collectifs déterminés de manière réfléchie, mais uniquement à nourrir l’accumulation infinie de l’argent, qui est devenue le seul but tautologique de notre existence qui nourrit ce cadavre : nous sommes tous des Sisyphes, en quelque sorte. Maintenant, abolir le travail aliéné ne signifie pas que les gens ne feront plus rien et se prélasseront toute la journée en mangeant des figues au soleil (même si avoir davantage de temps hors de la production à faire l’expérience de la vie est certainement une chose importante à viser). Il faut distinguer le travail aliéné spécifique au capitalisme de l’activation de soi, de l’activité pratique par laquelle l’être humain s’engage dans la mise en forme ou métabolisation du monde. Il y aura toujours de l’activité sociale de production, mais l’important est qu’elle ne sera plus organisée par les mêmes catégories ou médiations sociales. Autrement dit, on produira toujours des biens essentiels à la vie par l’activité productive, mais il n’y aura plus de travail aliéné au sens capitaliste. Ceci dit, notre livre ne se borne pas simplement à reprendre les thèses de la Critique de la valeur; il tente aussi de les mettre en débats en faisant appel à d’autres auteurs ou courants (Franck Fischbach, Pierre Dardot, Théorie communiste, Michel Freitag, Bernard Friot, etc.). En ce sens, notre livre n’est pas seulement un simple rappel de critiques préexistantes, mais une tentative de pousser les choses un peu plus loin.
Maxime Ouellet : Il faut tout d’abord rappeler que la catégorie du travail, comme l’ensemble des catégories économiques à travers lesquelles nous appréhendons le monde (ex. : la valeur, la marchandise ou le capital), n’appartient qu’à une époque socio-historique bien précise, la modernité capitaliste. C’est donc dire que les sociétés antérieures ne connaissaient pas l’existence d’une sphère économique extérieure à la culture, au politique et à la société en générale. Pour reprendre l’expression de Karl Polanyi, l’économie était enchâssée dans le social. L’autonomisation de l’économie par rapport à la pratique sociale s’opère à la suite d’un processus d’abstraction qui vient remplacer l’activité humaine dont la finalité est déterminée par la qualité, par une activité dont la finalité est déterminée par la quantité. Ce processus d’abstraction touche principalement l’activité humaine, i.e le travail, qui passe d’une activité naturelle et concrète de transformation de la nature visant à remplir les besoins humains, à une activité dé-finalisée qui vise strictement l’accumulation de la richesse abstraite. Mais, la vie humaine en soi est inquantifiable, parce que concrète, parce que subjective. Donc, pour que le capitalisme soit possible, il faut séparer les individus de leur communauté, détruire les rapports d’interdépendance qu’ils entretenaient et qui faisaient en sorte qu’ils étaient en mesure de faire société, et instaurer un lien social de remplacement, c’est-à-dire le travail. Le travail dans les sociétés capitalistes ne consiste pas à produire les choses utiles au maintien de la vie, il agit maintenant comme une médiation sociale aliénée. C’est-à-dire que c’est uniquement dans la société capitaliste que c’est au moyen de mon travail que je peux m’approprier le fruit du travail des autres. On va calculer la valeur de ce travail en fonction d’une nouvelle norme temporelle abstraite, le temps. Lorsque le temps devient de l’argent, la société entière est dominée par une nécessité d’accélérer sans cesse la cadence de la production. Tout cela pour dire que l’économie correspond à un imaginaire social, comme le disent les « décroissants », et qu’il faut comprendre la pratique qui en est constitutive si l’on veut sortir de l’économie, c’est-à-dire le travail. Le travail est purement tautologique dans le capitalisme puisqu’il ne vise à qu’à reproduire de manière élargie constamment plus de travail pour produire plus de valeur. En clair, on travaille uniquement pour travailler, et on se trouve à être dominé par notre propre travail. Donc, si l’on veut sortir de la tyrannie de la valeur, il faut penser à sortir du travail comme fondement du lien social. Cela ne veut pas dire qu’on ne travaillerait plus dans une société post-capitaliste, au sens où l’on cesserait de construire des maisons, de cultiver la terre, etc., mais plutôt que la finalité de l’activité humaine cessait d’être déterminée par la finalité de la production de la valeur, mais viserait plutôt la création de la richesse réelle. Cela permettrait d’envisager une diminution radicale du temps de travail afin de s’adonner à d’autres activités socialement plus enrichissantes comme la culture, les arts, la littérature, etc. Il s’agit de réanimer une problématique qui est apparue au courant des années 1960, celle de société des loisirs, où il ne paraissait absolument pas utopique d’envisager une société où le travail n’occupe pas le cœur du lien social. Bien sûr, la société des loisirs envisagée est totalement contraire à la société de consommation actuelle où le temps de loisir est majoritairement consacré à la consommation de marchandise. Même Keynes, qui est loin d’être un penseur radical, envisageait en 1930 dans ses « Perspectives économiques pour nos petits-enfants » la possibilité de diminuer radicalement le temps de travail en raison de l’augmentation de la productivité. Je crois que ça vaut la peine de le citer : « Pendant des années, le vieil Adam laissera en nous de telles empreintes que tout le monde aura besoin de travailler pour être satisfait. Nous ferons davantage nous-mêmes que ne font les riches d’aujourd’hui, trop heureux de conserver de légers devoirs, de nous conformer à de petites tâches et de vieilles routines. Mais en dehors de cela, nous nous efforcerons de mettre dans nos tartines, plus de beurre que de pain – de partager le peu de travail qu’il restera à faire, entre autant de personnes qu’il est possible. Trois heures par jour, et une semaine de 15 heures, constitueront une transition utile pour commencer. Car 3 heures de travail par jour suffiront encore amplement à satisfaire en nous le vieil Adam.»
***
La seconde partie de cette entrevue, qui sera publiée dans quelques jours, traitera de la question du nationalisme et des médiations sociales.
Merci pour ce billet. Il fait bon de pouvoir rencontrer ainsi des individus visiblement de gauche radicale oser étayer une critique radicale mais raisonnée de leur propre milieu. C’est là chose rare et nécessaire, et on espère une même qualité lors de la 2e partie de l’entrevue.
Au fait, connaissez-vous d’autres individus ou groupes de gauche ayant opéré une autocritique collective de ce genre au cours des dernières années au Québec? Cela gagne à être connu, pour sortir de l’impasse « bougiste » post-2012 qui crève les yeux sans pour autant se réfugier à QS.
Prétendre s’attaquer aux catégories fondamentales du capitalisme par le biais du phénomène de la valeur au sein du capitalisme, ça peut être intéressant, mais le travail aliéné ne peut s’émanciper s’il ne découvre pas le phénomène autoritaire qui structure les catégories fondamentales du monde civilisé. L’État administratif de ces néo-keynésiens, pratique occulte de la théorie impersonnelle promue, reste la solution alors qu’il fait parti(e) du problème.