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Renverser les monuments : Réflexion sur la Mémoire des vaincus au Québec

*Ce texte est la version finale d’un chapitre du même titre publié dans le livre Le Québec à l’heure des choix – regard sur les grands enjeux (sous la direction de Yanick Barrette) publié par Dialogue nord-sud. Par un malheureux hasard, la version publiée dans le livre n’est pas la bonne…. L’éditeur a donc généreusement accepté qu’on la publie ici. Les droits d’auteur sont versés à  la Fondation pour l’Alphabétisation.

***

Il est devenu [le passé] cet espace réaménageable à souhait qui se donne en miroir à nos angoisses et à nos incertitudes, capable de justifier autant nos ambivalences que nos peurs. Dans ce monde où tout semble se défaire avant même d’être reconstruit, l’avenir, comme le passé, devient impensable, ouvrant à l’échancrure du présent tout l’espace de l’anarchie des choses. Monde du « mieux que rien », du « pas si pire » où l’intolérable injustice est reléguée au purgatoire des vœux pieux, où le réel est toujours confronté à un autre réel qui lui sert d’épouvantail, jamais à l’espérance de ce qui n’est pas encore, à l’invention de ce qui doit être, en somme à la création humaine de l’avenir.

― Jean-Marie Fecteau

La « Fin de l’histoire » est advenue. Le passé a construit le présent, le présent est considéré comme raisonnable et le futur le recompose en boucle. L’histoire, plus que jamais, est le reflet de notre peur de l’avenir. État, Nation et Survivance : telles sont à la fois les questions et les réponses qu’adressent les historiens nationalistes au passé du Québec.

Selon cette posture prétendument objective, l’histoire devrait retracer la trajectoire de la nation ― qui a une personnalité, une âme et une culture ― traversant les siècles armée de sa volonté de survivre. La nation  engloberait toutes ces contradictions pour faire du Québec l’histoire d’une unité. Ce passé ne remet rien en question, il est une réponse à nos angoisses, à notre injustice et à nos peurs. Il est un gargantuesque buffet permettant aux dominants de se faire éclater positivement la panse…

Ce n’est pas pour rien que ceux qui valorisent cette histoire sont les mêmes qui mettent de l’avant notre héritage catholique et « Français ». En prétendant faire la genèse objective (et parfois positive) de « ce-que-nous-sommes », ces intellectuels dévoilent plutôt, et précisément, ce qu’ils voudraient que nous fûmes et que nous soyons. Cette histoire s’écrit à l’envers : elle remplit le passé de présent. Elle fait de la nation et de l’État des formes éternelles et anhistoriques. De cette école, Éric Bédard, dans un texte polémique, affirme

« D’autres historiens militants me reprocheront probablement d’avoir négligé les autochtones et les minorités ethniques ou sexuelles. D’avance, je plaide coupable! Ma préoccupation première n’était pas de satisfaire quelque lobby, mais de proposer une histoire nationale décomplexée, le plus à jour et objective possible, intégrant toutes les facettes de la vie collective d’un peuple. »[1]

Selon M. Bédard, l’histoire des premières nations et des femmes serait « militante » et orientée par les « lobbys », l’histoire des contradictions et des tensions vécues par une société serait le fait de la subjectivité et celle de l’unité nationale (pourtant parfaitement artificielle et bourgeoise) le résultat d’une observation « objective ». La téléologie d’une telle affirmation est frappante, d’autant plus qu’elle est « à l’arrêt », sans mouvement ni processus. Comme si les femmes ne formaient pas la moitié de cette prétendue « nation » et comme si les sociétés sans État amérindiennes ― des sociétés millénaires ― pouvaient s’apparenter à celle d’un « lobby » parmi tant d’autres.

Cette histoire nationale et officielle est également celle des dominants, des personnages et des faits marquants de cette histoire. Elle fait faire à la recherche historique un retour en arrière (un « Retour aux sources »?) de 100 ans. Elle veut écrire la synthèse du « grand » parcours québécois par l’entremise de ses « grands » personnages et ses « grands » événements. Comme si ces grands incarnaient toutes les classes et les groupes sociaux dont ils sont l’exacte négation.

Cette histoire est un monologue de l’élite d’aujourd’hui avec l’élite d’autrefois. Elle méprise les sans-voix et les petits au profit des grands. Elle piétine la mémoire des victimes au profit de ceux qui ont suivi le courant du progrès. Les conflits, les idées à contre-courant, les rapports d’exploitation et de domination, ainsi que les révoltes sont considérés – au mieux! – comme des épiphénomènes. La pesanteur de leur importance historique se mesure à l’influence qu’ils exercent sur le pouvoir et les institutions. Ils deviennent ainsi des mouvements internes au grand récit de ce personnage uniforme qu’est la nation ; un peu comme les gargouillements d’estomac d’un géant marchant au rythme des grands événements ― les victoires et les défaites des classes dirigeantes ― vers le Québec d’aujourd’hui, soit une société où se vivent encore ces rapports de domination et d’exploitation.

La Mémoire des vaincus

Tous ceux qui jusqu’ici ont remporté la victoire, dit Walter Benjamin, participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps des vaincus d’aujourd’hui[2]. En écrivant cette histoire nationale, c’est à ce cortège que se joignent nombre d’intellectuels québécois.

Il existe pourtant une manière d’écrire l’histoire qui ne lamine pas les monts et vallées du passé pour le rendre compatible avec notre présent, une historiographie qui refuse de considérer notre société comme point culminant du passé. « À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer », telle est la tâche de l’historien prenant le parti de la Mémoire des vaincus.[3]

Cette approche est supérieure à l’historiographie nationaliste ― principalement parce qu’elle évite la téléologie et l’anachronisme de la nation éternelle. Elle est la seule qui ne trahisse nos ancêtres en instrumentalisant leurs vécus au profit d’un indépassable présent à conserver. Pour celui qui écrit cette histoire, le renversement est radical : au lieu d’engager le passé au service du présent, il somme le présent de rendre justice au passé. Pour rendre compte de sa philosophie de l’histoire, Benjamin emploie la figure de l’Ange de l’histoire, figure qu’il emprunte à la théologie juive et qui est représentée dans une toile de Klee :

« Il représente un ange qui semble être en train de s’éloigner de quelque chose à laquelle son regard reste rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. «Où se présente à nous une chaîne d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui fut brisé. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne les peut plus refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »[4]

La Mémoire des vaincus est exigeante. Elle prend le parti des oubliés. Lorsqu’elle regarde vers le passé, elle crie vengeance. Non pas dans le but de prendre la place des vainqueurs, mais, plus radicalement, dans celui de nier les rapports de domination qui font à la fois les vainqueurs et les vaincus. Elle dévoile les modes d’être, les combats pour la liberté et les utopies que la société actuelle a laissées dans son sillage. Elle nous donne à voir, en bref, le monde « tel-qu’il-aurait-pu-être ».

À l’inverse de la vision objectiviste de l’histoire, Benjamin refuse de faire de l’historien une espèce de Dieu se situant par-delà la temporalité étudiée. Il considère impossible de connaître le passé « tel-qu’il-fut » objectivement. Il faut cesser d’« égrener la suite des événements comme un chapelet » et saisir la « constellation que sa propre époque forme avec telle époque antérieure ».[5] Cette critique de la logique objectiviste est liée à celle qu’adresse la Théorie critique à la « rationalité instrumentale bourgeoise » propre à la pensée moderne.[6] Comme le dit Daniel Bensaïd : « Après avoir dominé la nature, l’avidité possessive prétend désormais capturer une histoire arrêtée et close. Dans sa poursuite illusoire d’une vérité définitive, l’historicisme, en tant que science positive de l’histoire, révèle la ténacité de cet esprit propriétaire[7] ». Plutôt que de chercher les vérités positives, la critique se doit de critiquer les fausses vérités subsumant le « vrai » ; comme le souligne Adorno :

« Le penser est, en soi déjà, avant tout contenu particulier, négation, résistance contre ce qui lui est imposé; ceci, le penser l’a hérité du rapport du travail à son matériau, son modèle. Lorsqu’aujourd’hui plus que jamais l’idéologie incite la pensée à la positivité, elle enregistre avec ruse que c’est justement cette positivité qui est contraire au penser et qu’on a besoin de l’exhortation cordiale de l’autorité sociale pour habituer le penser à la positivité. »[8]

« Le tout est le non-vrai »[9] : il est impossible de nous soustraire à ce « tout » au sein duquel nous sommes piégés telles des mouches dans une toile d’araignée, toile que nous avons tissée et que nous retissons quotidiennement de nos propres mains.[10] Il s’agit d’éviter d’écrire une histoire faisant la genèse de l’« Être-là » sans se soucier de la négativité historique portée par la défaite, à l’ombre du progrès et de ses institutions. On ne peut en sortir : c’est au temps présent que s’écrit l’histoire et que tout se joue. Il n’est donc pas question d’observer le passé d’un point de vue extérieur, comme si le sujet connaissant pouvait être radicalement séparé de son objet, mais bien de choisir le camp de la négativité historique, le parti des victimes, des idées niées, combattues ou simplement disparues. Entre les vainqueurs et les vaincus, il ne saurait exister de neutralité ; les combats des opprimés remettent en question toutes les victoires du passé dont les vainqueurs sont les héritiers.

Romantisme révolutionnaire

La Mémoire des vaincus prend ainsi le parti de la négativité historique. Au cœur du passé, elle trouve le matériel pour effectuer une critique du présent. Nombre de ces préceptes philosophiques sont partagés par des penseurs critiques de la modernité, ceux que Michael Löwy identifie comme les révoltés romantiques. Qu’est-ce que le romantisme? En peu de mots, c’est une vision du monde (Weltanschauung), une critique de la « civilisation capitaliste moderne, au nom de valeurs et d’idéaux du passé[11] ».

Malgré les contradictions entre les auteurs (et parfois des auteurs eux-mêmes), une charpente commune, une vision du monde lie cette critique de la modernité. Elle recoupe à la fois des personnalités révolutionnaires – Thomas Münzer, Ernst Bloch, Georg Lukacs, André Breton… – et réactionnaires – Edmond Burke, Carl Schmitt et de nombreux mouvements religieux. Le romantisme peut ainsi être porteur de révolte ou de mélancolie. Plus encore, le romantisme peut être à la fois individualiste ou communautaire, cosmopolite ou nationaliste, réaliste ou fantastique, rétrograde ou utopiste, démocratique ou aristocratique, activiste ou contemplatif, républicain ou monarchiste, rouge ou blanc, mystique ou sensuel. C’est pour cette raison que Löwy s’attèle à dresser une typologie des différentes déclinaisons idéologique de cette vision du monde. Il identifie plus précisément six types de romantiques : le restitutionniste, le conservateur, le fasciste, le résigné, le réformateur et le révolutionnaire et/ou utopique.

Walter Benjamin, bien entendu, appartient à cette dernière catégorie, plus précisément à sa déclinaison libertaire et marxiste. Voyons de plus près ce qui caractérise cette déclinaison révolutionnaire du romantisme. Pierre-Joseph Proudhon, Michael Bakounine, Pierre Kropotkine, Élisée Reclus… nombre de libertaires tout aussi critiques de l’État que du capitalisme sont à insérer dans cette filiation. L’une des figures importantes de cette famille idéologique est sans l’ombre d’un doute Pierre Kropotkine qui a fait, dans son ouvrage L’entraide un facteur de l’évolution, une histoire du principe d’entraide à travers les espèces et les âges.[12] Non sans une certaine nostalgie, Kropotkine considère que la destruction des sociétés « primitives » amérindiennes, des guildes et des communes médiévales constitue des pertes énormes pour l’humanité. Ces formes auraient été à la fois démocratiques et égalitaires et ne méritaient d’être laminées sous le poids écrasant du progrès.

Il était, sur ce point, bien en phase avec Gustav Landauer, ce penseur et acteur incontournable de la Commune de Munich de 1919. Révolutionnaire en armes, Landauer est nostalgique de la chrétienté médiévale qu’il voit comme la « fusion intime de la communauté économique et culturelle avec le lien spirituel[13] ». Sa conception de l’histoire n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle que développe Benjamin quelques années plus tard : « […] le passé n’est pas quelque chose de terminé, mais qui au contraire devient. Pour nous existe uniquement une route, un avenir; le passé lui-même est futur, qui devient au fur et à mesure de notre progression, se transforme, a été différent[14] ».

En raison de l’aspect progressiste de sa théorie, il est vraisemblablement impossible de lier de trop près Karl Marx au romantisme. Il ne faut toutefois pas oublier que cet aspect en est un fort ambivalent. Fidèle à la dialectique hégélienne, Marx vise tout à la fois le dépassement de la civilisation bourgeoise et la conservation de ses éléments positifs. Le capitalisme est d’ailleurs lui-même un processus contradictoire qui « transforme chaque progrès économique en une calamité publique[15] ». L’intérêt de Marx pour les formes précapitalistes ira d’ailleurs en croissant. Dans une lettre à Engels datant de 1868, il affirme que la posture critique des socialistes devrait être de « plonger par-dessus le Moyen Âge dans l’époque primitive de chaque peuple » afin de trouver « dans le plus ancien le plus moderne, et même des égalitaires à un degré qui ferait frissonner Proudhon ».[16] Il affirme également, quelques années plus tard, à propos de la révolution :

« On verra alors que, depuis longtemps, le monde possède le rêve d’une chose dont il lui manque la conscience pour la posséder réellement. On verra qu’il ne s’agit pas de faire un grand trait entre le passé et l’avenir, mais d’accomplir les idées du passé. On verra enfin que l’humanité ne commence pas une nouvelle tâche, mais réalise son ancien travail en connaissance de cause. »[17]

En 1881, dans une lettre à Vera Zassoulitch, il va plus loin et s’en prend aux marxistes qui souhaitent la destruction de la commune rurale russe. Cette commune est le « point d’appui pour la régénération sociale de la Russie [18] ». Il affirme que la révolution ne peut se faire sans « un retour des sociétés modernes à une forme supérieure d’un type « archaïque » de la propriété et de la production collectives. »[19]

La grande majorité des penseurs d’inspiration marxiste cultive une certaine ambivalence, une distance critique face au romantisme. La dialectique marxiste, tout comme celle d’Hegel, ne vise effectivement pas la destruction de la civilisation industrielle, mais bien son « abolition/conservation/dépassement ». Cette ambiguïté, Walter Benjamin ne la fera pas sienne. À ses yeux, le progrès n’est rien d’autre qu’une catastrophe, et c’est de l’alliage de l’ancien et du nouveau que peut naître la révolution, du lien entre les « expériences de la société sans classe » ancienne et du « neuf » que naît l’utopie.[20]

Quelques vertiges

Les vaincus revendiquent la remémoration de leurs luttes et de leur souffrance. Cette remémoration, pour être intégrale, doit toutefois devenir émancipation. La justice des vaincus revendique le passé ― la remémoration ― et le présent ― l’action rédemptrice.[21] Le premier terme est indissociable du second : « Le présent éclaire le passé, et le passé éclairé devient une force du présent[22] ». La mémoire devient ainsi « actualisation du passé dans le présent » car l’ancien est chargé de futur qui pourra peut-être le sauver.[23] C’est dans la Mémoire des vaincus qu’il faut rechercher l’espérance. Logée dans les moments de révoltes passées, cette « utopie critique par laquelle un paradis perdu apparaît projeté dans l’avenir[24] ». La vision romantique révolutionnaire prône ainsi un détour vers le passé afin de projeter dans le présent toute la critique et l’altérité dont il est chargé. Elle est critique à la fois du positivisme, du socialisme, du conservatisme et du libéralisme qui sont tous encastrés dans l’idéologie du progrès. Elle aborde les valeurs prémodernes et précapitalistes sans y chercher le germe du monde « tel-qu’il-est », mais tente plutôt d’y trouver, et précisément, le monde tel-qu’il-aurait-pu-être.

Il suffit maintenant d’imaginer que cet Ange de l’histoire survole le Québec pour être saisi d’un immense vertige… Que verrait-on à travers son regard ? Qu’est-ce qui se trouverait dans cet amoncellement de ruines tombant chaque jour à ses pieds ? Quelle forme a pris ici cette tempête qu’on appelle le progrès ? Tentons, sans avoir la volonté d’en dresser la liste complète, de réfléchir aux différentes composantes qu’une telle histoire devrait recouvrir.

Cette histoire renverse radicalement la position de l’historiographie actuelle. Elle est de cette histoire populaire[25], de l’Hydre aux mille têtes[26], de l’expérience plébéienne[27], des primitifs de la révolte[28], de la Politique du peuple[29], de la Nuit des prolétaires[30], de l’Économie morale de la foule[31], etc. Elle compte plusieurs millénaires du « communisme primitif » amérindiens[32] ― ces sociétés où le chef était sans commandement[33], l’économie fondée sur la Logique du don[34], les femmes libres de vivre leurs désirs, les enfants éduqués dans la liberté et les ainés respectés pour leur sagesse. Cette histoire nous rappelle que fort longtemps après l’arrivée des Blancs, l’Amérique du Nord est demeurée une terre avant tout amérindienne, une gigantesque zone refuge pour ceux et celles qui refusaient de se soumettre à la loi ou qui la fuyaient.[35] Cette histoire est celle de la Huronie, de la Confédération iroquoise, de l’Alliance algonquienne, des Abénakis catholiques et de la République de White River. Elle est faite des guerres entre les peuples et de l’entraide et des amitiés qu’ils ont développées au fils du temps. Elle est faite du Middle Ground, cette terre commune aux colons et aux Indiens, socle de deux siècles de métissage et d’échanges économiques et politiques.[36] Elle est peuplée de Prophètes, de guerriers, de chamans, de magie, de chants de guerre et de fêtes.

Cette histoire nous rappelle aussi que nombre des ancêtres peuplant le monde étaient des parias, des criminels en cavale et des révoltés forcés à l’exil. Elle nous rappelle le métissage originaire de cette société, métissage des Normands, des Flamands et des Français, mais également des Écossais, des Irlandais et des Anglais ; sans oublier, bien entendu, celui des Attikameks, des Hurons, des Renards, des Ojibwés et des Iroquois. Ce métissage fut par ailleurs combattu avec un zèle hors du commun par les autorités. Ils donnèrent naissance à la figure mythique du coureur des bois, cet « Indien blanc » fuyant les contraintes de l’État[37], de même qu’au peuple Métis dont Louis Riel deviendra plus tard la figure tragique et héroïque.

Cette histoire, bien entendu, côtoie de prêt celle de la révolte, des soulèvements de Pontiac (1760-1763) jusqu’au Printemps étudiant (2012). Mais quiconque désire écrire cette histoire doit s’intéresser, sous peine de retomber « par le haut », aux « arts de la résistance », à cette révolte « ordinaire » se déployant au quotidien, à toutes ces insoumissions silencieuses et à ces grincements de dents cachant la révolte et la colère des sans-voix[38]. Elle doit également accorder de l’importance aux documents considérés « mineurs » par nombre d’historiens. On pense ici aux lettres personnelles, aux tracts militants et à certaines chansons anonymes. La « Marseillaise canadienne », chantée devant l’Église Notre-Dame par une foule de plusieurs langues et religions suite à la mort par balle de deux émeutiers, en 1832, et qui a voyagé des Rébellions de 1837 aux protestations contre la pendaison de Louis Riel, est du nombre…

Vous que de hautes destinées

Tiennent enchaînés sur nos toits,

En ramonant nos cheminées,

Dites, au moins cent et cent fois (bis)

« Vive notre démocratie »

Patriotes cabaretiers,

Vivent ramoneurs, charbonniers

Nobles champions de l’anarchie![39]

Il n’est pas de fait trop « petit » pour la Mémoire des vaincus. La tête « placée au bout d’une pique » de Duval, en 1625[40] ; la fleur de lys au fer chaud gravée sur le visage de Dupuy, un « Républicain » (1671)[41]; la libération séditieuse d’un coureur des bois détenu par les autorités (1650)[42] ; les charivaris contre les autorités et les violentes émeutes contre leur interdiction (1821 et 1823)[43] ; les émeutes de femmes contre les hausses de prix (1747-1758)[44]; les combats de Jules Sioui (1891-1952) et de Léa Roback (1903-2000); l’Université populaire d’Albert Saint-Martin[45]; les lettres des femmes et des mères des prisonniers de 1837; les émeutes de Montréal-Nord (2008) ; les manifestations contre le Sommet des Amériques (2001), contre la guerre en Irak (2001) et contre l’augmentation des frais de scolarité (2012); en constituent une part centrale.

Cette histoire est également celle de l’utopie, des « rêves éveillés » et du « principe espérance » comme le dirait Ernst Bloch. Elle nous parle du Voyage à la lune de Napoléon Aubin, ce « fantasque » nous amenant dans un monde sans voleur, sans bourreau, ni religion… et où les amoureux se parlent sans avoir à prononcer de mots.[46] Elle nous parle aussi de « Jean Sans-Nom » le jeune révolutionnaire républicain de Jules Verne, lui qui, les soirs d’émeutes, « surgissait au plus fort de la mêlée » avant de disparaître dans l’ombre.[47] Elle s’intéresse aussi aux personnages immenses de Claude Gauvreau, à Tristet le « terroriste libertaire », à Ariane combattant la tyrannie de Britzneff et à Microft Mixeudeim qui charge « épormyablement » les portes closes.[48]

Cette histoire, c’est la nôtre… Elle refuse que les victimes soient enterrées une deuxième fois, elle revendique pour eux justice et dignité. Si on regarde le passé en face, en observant toute l’altérité dont il est chargé, il ne nous rassure aucunement à propos de « ce-que-nous-sommes ». Il nous montre, au contraire, que les formes actuelles de la société sont historiquement construites et situées. L’historiographie peut ― elle doit!― nous montrer que ces formes sont construites sur la destruction des sociétés sans État et des communautés villageoises, sur l’exploitation, la spoliation, le vol et la violence.

Cette histoire nous donne à voir qu’il est possible de vivre sans État, sans chef, sans travail abstrait, sans valeur d’échange, en paix avec les autres civilisations et en accord avec l’environnement écologique. La Mémoire des vaincus nous donne également à voir que la révolte et la résistance traversent toutes les époques historiques. Elle remet en question la vision du peuple québécois comme essentiellement pacifique, consensuel et paisible, de même que la vision non-violente du développement du Canada.[49] Elle prend d’assaut l’histoire des idées dominantes, reconstruit l’autonomie de pensée et la morale des classes populaires.

Oscillante entre les formes sociales de la liberté, la résistance et l’utopie, la Mémoire des vaincus, pour finir, donne ruse et courage à ceux et celles qui désirent toujours faire jaillir ici et maintenant la justice. Elle est une partie du matériel nous permettant de réfléchir aux possibles dont regorgent encore le présent… et le futur.


[1] Bédard, Éric (2012), « Histoire du Québec pour les nuls – Faux procès! », in Le Devoir, 21 décembre.

[2] Benjamin, Walter (2000), Sur le concept d’histoire, in Œuvres III, Paris, Gallimard.

[3] Op. cit, Sur le concept d’histoire.

[4] Löwy, Michael (2007), Walter Benjamin : avertissement d’incendie : une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, PUF, p. 71

[5] Bensaïd, Daniel (1990), Walter Benjamin : sentinelle messianique, Paris, Plon, p. 40

[6] Adorno, Theodor W.  et Max Horkeimer (1974), Dialectique de la raison, Paris, Gallimard.

[7] Op. cit.,  Bensaïd, p. 37-38

[8] Adorno, Theodore W. (2001), La dialectique négative, Payot, p. 30-31

[9] Horkeimer, Max (1977), « Avant-propos », in Martin Jay L’imagination dialectique : l’école de francfort (1923-1950), Paris, Payot, p. 8

[10] Holloway, John (2005), Changer le monde sans prendre le pouvoir, Montréal, Lux, p. 19

[11] Löwy, Michael et Robert Sayre (1992), Révolte et mélancolie : Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, p. 30

[12] Kropotkine, Pierre (2001), L’entraide : un facteur de l’évolution, Montréal, Écosociété.

[13] Op. cit, Löwy et Sayre, p. 113

[14] Landauer, Gustav (1974), La révolution, Éditions Champ Libre, p. 39

[15] Op. cit, Löwy et Sayre, p.125. Plus encore: Löwy affirme que, compte tenu de l’influence que les socialistes romantiques (Fourier, Leroux, Hess…) ont eu sur Marx et Engels, de même que l’apport de certains penseurs non-révolutionnaires mais néanmoins critiques de la civilisation capitaliste (Thomas Carlyle et Honoré de Balzac), le romantisme est « l’une des sources oubliées » de la théorie marxiste, une inspiration qui aurait été tout aussi importante que l’hégélianisme allemand ou le matérialisme français.

[16] Annexe à F. Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Paris, Éditions sociales, 1975, p. 328-329 dans Op.cit, Löwy et Sayre, p.129

[17] Lettre de Marx à Ruge, citée par Bloch, dans Das Prinzip-Hoffnung, Francfort sur Maine, Éditions Suhrkamp, p.177, in Laënnec Hurbon Ernst Bloch et espérance, Paris, Les Éditions du Cerf, 1974, p.57

[18] Op. cit, Löwy et Sayre, p. 131

[19] Semprun, Jaime (2001), Apologie de l’insurrection algérienne, Paris, Éditions de l’encyclopédie des nuisances.

[20] Op.cit, Löwy et Sayre,  p. 74

[21] La théologie benjaminienne en est une profane et matérialiste. Elle doit être au service des opprimés. Elle doit servir le matérialisme historique devenu trop mécanique. Benjamin lui-même est d’ailleurs athée. Les concepts théologiques sont pour lui des catégories sociales.

[22] Löwy, p. 46

[23] Ibid, p. 122

[24] Tiedemann, R. (1980), « Nachwort », in Walter Benjamin Charles Baudelaire, Francfort, Suhrkamp Verlag, p. 205

[25] Zinn, H. (2002), Une histoire populaire des États-Unis, Montréal, Lux.

[26] Rediker, M. et P. Linebaugh (2008), L’hydre aux mille têtes: l’histoire cachée de l’Atlantique révolutionnaire, Éditions Amsterdam, 519 p.

[27] Breault, Martin (2007), L’expérience plébéienne : une histoire discontinue de la liberté politique, Paris, Payot, 405 p.

[28] Hobsbawn, Eric J. (1963), Les primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, 315 p.

[29] Dupuy, Roger (2002), La politique du people: racines, permanences et ambiguïté du populisme, Paris, Albin Michel, 102 p.

[30] Rancière, J. (2012), La nuit des prolétaires : archives du rêve ouvrier, Fayard, 480 p.

[31] Thompson, Edward P. (1988), L’économie morale de la foule dans l’Angleterre du XVIIIe siècle », La guerre du blé au XVIIIe siècle, Paris, les Éditions de la Passion, pp.31-92.

[32] Clastres, Pierre (1974), La société contre l’État, Paris, Minuit, 192 p.

[33] Therrien, Jean-Marie (1986), Parole et pouvoir : figure du chef amérindien en Nouvelle-France, Montréal, L’Hexagone, 320 p.

[34] Mauss, Marcel (1950), Sociologie et anthropologie, Paris, Presses Universitaires de France, 482 p.

[35] Scott, James C. (2013), Zomia : ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 530 p. ; Cette zone refuge représenta d’ailleurs un grave problème pour les autorités qui combattirent cette « hémorragie » tout au long de l’histoire de la Nouvelle-France, dans Op.cit, Les Indiens blancs.

[36] White, R. (2009), Le Middle Ground : Indiens, Empires et Républiques dans la région des Grands Lacs (1650-1815), Anacharsis, 731 p.

[37] Jacquin, Philippe (1987), Les Indiens blancs: Français et Indiens en Amérique du Nord (XVIe –XVIIIe siècle), Montréal, Éditions Libre Expression, 310 p.

[38] Scott, James C. (1992), La domination et les arts de la résistance, Paris, Éditions Amsterdam, 269 p.

[39] Andrès, Bernard et Nancy Desjardins (2001), Utopies en Canada (1545-1845), UQAM, 195 p.

[40] De la Grave, Jean-Paul (1974), La liberté d’expression en Nouvelle-France (1608-1760), Montréal, La Grave, p. 18.

[41] Ibid, p. 34

[42] Op. cit, Jacquin, p. 151

[43] Op. cit, Greer, p. 81

[44] Crowley, Terence (1979), Thunder Gust : Popular Disturbances in Early French Canada, in Communications historiques, Vol. 14, No. 1, p. 20

[45] Larivière, Claude (1979), Albert Saint-Martin, militant d’avant-garde (1865-1947), Laval, Coopératives Albert Saint-Martin,; Mathieu Houle-Courcelles (2008), Sur les traces de l’anarchisme au Québec (1860-1960), Lux Éditeur.

[46] Op. cit, Utopies en Canada.

[47] Verne, Jules (1970), Famille-sans-nom : Roman sur les Rébellions au Québec en 1837-38, Montréal, La Maison Réédition Québec Inc, 427 p.

[48] Gauvreau, Claude (1971), Œuvre créatrice complète, Montréal, Parti pris, 1502 p.

[49] Op. cit, Crowley.