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Le spectre de la majorité silencieuse

L’expression par excellence de la confusion sociale, de l’anéantissement du sens, du populisme méprisant et des méprises populaires est à chercher dans la signification de « majorité silencieuse ». Expression fourre-tout, jetée en appât à la masse dont elle est à la fois le sujet et l’objet, comme un stimulus qu’elle ne peut résorber que dans le creusement de l’écart qui caractérise ses luttes.

Les luttes sociales ne sont plus des luttes de classes puisque les classes ont été anéanties dans les masses. La masse n’est pas le peuple, mais son rendu spectaculaire : elle est « le peuple devenu public. » (Baudrillard, éd. Denoël, 1982, p. 42) Ainsi, le spectacle du pouvoir se résume-t-il à une arène médiatique où seront élus, non pas ceux et celles qui sont en mesure de répondre aux aspirations du peuple, mais ceux et celles qui sont le plus aptes à les simuler en exerçant une fascination sur le public.

La mesure du silence

J’ai entendu bien des choses à propos ce que serait la « majorité silencieuse », la dernière en liste étant que mon abstentionnisme actif, qui suppose pourtant une remise en question complète du système, en serait une forme. Bien peu de gens savent que « majorité silencieuse » est un concept théorique de la gauche radicale développé par Jean Baudrillard au début des années 80 dans un article paru sous le titre de « À l’ombre des majorités silencieuses ». Qu’est-ce que la majorité silencieuse selon Baudrillard? Elle est une masse informe, nébuleuse, insensée, indéfinissable et inerte. Elle ne se manifeste que par les sondages qui sont à la fois son visage, à la fois son asservissement. Elle est ahistorique et c’est en elle qu’implose le social par la puissance du neutre.

Si la majorité silencieuse se calcule sous le mode de la statistique, c’est la statistique qui façonne ses déterminismes moraux. Le plus grand nombre est la seule valeur d’usage : tout cela est bon parce qu’un plus grand nombre l’affirme. Or, le plus grand nombre n’est ni une preuve de raison ni une preuve de justesse. Dans la masse, il y a tout le monde, donc il n’y a personne. L’apparence de lien social est le déchet de la dispersion du sens et « le social est là pour veiller à la consommation inutile du reste afin que les individus soient assignés à la gestion utile de leur vie. » (Baudrillard, éd. Denoël, 1982, p. 82)

Ce social est médiatisé, spectacularisé et consommé. Le flux d’informations des mass médias ne signifie rien, tout et son contraire y est affirmé. Il n’y a pas de communication parce que le langage se vide de son sens dans la mise en scène du discours et que la masse ne peut pas produire de sens. Du sens, il ne reste que des résidus cacophoniques, un bruit de fond incohérent, qui ne sont finalement que silence jubilatoire.

Le spectacle du pouvoir

Utiliser le terme « majorité silencieuse » pour définir la masse de population représentée par un parti politique est non seulement démagogique, mais carrément méprisant. Il vise à conceptualiser une majorité inexistante au profit de laquelle la minorité, qui pourrait très bien ne pas l’être, doit être sacrifiée.

Si le social se dissout dans la masse, la politique se dissout dans l’économie. Encore là, l’obsession du nombre fait loi. La politique ne se définit qu’à travers le miroitement d’un cadre budgétaire et le magnétisme de la gestion. Son mode d’apparition se résume aux grands médias qui en diffusent une image calculée selon ses intérêts. Les débats n’en sont pas, ce sont des représentations de débats à travers l’image spéculaire de politiciens, image spéculaire créée par des firmes de relations publiques et continuellement réverbérée par les analystes, panélistes, chroniqueurs, experts, journalistes, etc. Le spectateur est aspiré et fasciné par une image qui cache la violence du vide et aboutie au neutre.

La politique relève du jeu télévisé où les concurrents rivalisent de phrases creuses. La masse, elle, est constamment sondée, testée, sollicitée, examinée, sommée de répondre. Son choix révèle moins une démarche réflexive qu’une réponse à des stimuli variés, dont la peur est un excellent facteur de convergence, mais non de changement.

Ainsi, quoi de mieux qu’une élection pour étouffer un mouvement social? La révolution n’arrivera pas parce qu’elle « aura été prise de vitesse par les signes du social et de la révolution. » (Baudrillard, éd. Denoël, 1982, p. 89) Le gouvernement s’est acharné à répéter que la démocratie ne s’exerçait que par l’urne, et non par la rue, alors il offre l’urne pour se débarrasser de la rue, façon ultime de rejeter toute remise en question du pouvoir et de sa réappropriation collective du revers de la main en jetant aux masses un simulacre de pouvoir. Au nom de ce simulacre de pouvoir, le lien social aura tôt fait de se déchirer, de se diviser et de tomber dans l’inertie.

Pour que la masse se taise, il suffit simplement de lui faire avaler un stimulus. Si la tendance se maintient, cette élection ne sera que la réaffirmation du Même, le statuquo des valeurs néolibérales. En fait, elle l’est déjà.