BloguesEssais de néantologie appliquée

La consommation du drame

« La télévision nous inculque l’indifférence, la distance, le scepticisme, l’apathie inconditionnelle. Par le devenir-image du monde, elle provoque une abréaction écœurée, en même temps qu’une poussée d’adrénaline qui porte à la désillusion totale. La télévision et les media rendraient le réel dissuasif s’il ne l’était pas déjà. Et cela constitue un progrès absolu dans la conscience, ou l’inconscient cynique de notre époque. »

Jean Baudrillard

Ajoutons à cela les réseaux sociaux et l’internet, et le réel devient absolument insupportable. Un perpétuel choc anaphylactique qui, à force d’enfermer dans un étau d’images à haut voltage émotif, ne produit finalement que du coma social dans le confort et l’indifférence de votre foyer. Le marché de l’information est un large flux réactif, une catharsis sur quarante-huit heures, où l’opinion prime sur la pensée et le spectacle sur la réflexion. On vit à la hauteur du village global virtuel, au rythme des scandales de bas étage et de la propagande de haute voltige où la crédibilité l’emporte sur la vérité.

S’il ne suffisait que de poster une photo sur Facebook pour changer le monde, vous seriez plusieurs en liste pour vous mériter le prix Nobel de la Paix. Ce n’est pas le cas. Le virtuel hisse l’inaction au rang d’action. Il s’agit d’entretenir l’illusion d’une prise de parole ou de pouvoir sur le réel dans le vase clos d’une pensée hégémonique de réseau pour cloîtrer l’individu dans une image spéculaire de l’action sociale. Allez-y, signez des pétitions jusqu’à plus soif et soyez au centre de la propagande d’images de bébés morts pour la bonne cause.

Dans la cacophonie des gazouillis, nous ne sommes rarement plus que les consommateurs d’un certain réseau d’informations que l’on se renvoie à l’infini comme dans un jeu de miroirs. Il faudrait être bien naïfs pour s’imaginer que les mass media, les conseillers en relations publiques et les stratèges de l’image ne savent pas comment réorienter un scandale vers la consommation frénétique du drame (quand ce n’est pas du mélodrame). Dans le vaste empire de ficelles qu’est la convergence, la présomption de la catastrophe devient un coup de publicité provoquant un tsunami de réactions hyperboliques qui ne sert que la convergence elle-même.

Le fait, l’événement, l’objet réel sont abolis par le continuel bruit de fond de la surenchère de la communication. Le scandale n’est pas l’événement, mais le signe de l’événement, sa trace ; il est le prolongement de l’information là où elle n’a même plus lieu, là où elle n’est plus que compulsion qui tourne au pastiche publicitaire. Prenons l’exemple de ce journal, appartenant à un conglomérat d’entreprises médiatiques, qui ferme un blogue — soulevant l’indignation populaire (du moins virtuellement) au point de faire de son chroniqueur/animateur un quasi héros national (web). Censure ou coup d’éclat? Il ne s’agissait certes pas de se débarrasser du « gauchisse de service » de « l’empire du vide », puisqu’il conserve tous ses autres contrats au sein du groupe, mais d’attirer vivement l’attention sur lui. Par ailleurs, dans le scandale, on ne parle pas du contenu du texte autant que des signes du texte, ce texte devenu-image par une capture d’écran, devenu l’image d’une « gauche » embourgeoisée qui doit se nier elle-même pour entrer dans le cadre du spectacle, cette gauche qui croyait lutter avec le feu contre le feu et qui a fini prisonnière des flammes. Que reste-t-il d’une image qui ne renvoie plus à son fond mais strictement à ses formes?

Finalement, à travers la consommation de la misère, ce que l’on consomme, c’est le Nouvel Ordre Moral. Dans cette organisation bien propre des choses, le virtuel n’est pas la négativité du réel, mais sa disparition. Le bien et le mal n’apparaissent plus dans un rapport dialectique, car la tension qui maintenait ce rapport a disparu dans la mise en scène complaisante d’une liberté d’expression à outrance. Derrière l’écran, l’indicible n’existe plus et l’éthique peut bien mourir un peu plus à chaque clic de souris. Tout ne répond plus qu’à un code moral : celui de la stratégie du choc où, à force de solliciter nos sentiments, il n’y a plus que cynisme et indifférence.