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Critique de la faculté de débattre

Se targuer d’être un polémiste à une époque où plus personne (ou presque) ne maîtrise la rhétorique, où l’art de persuader est devenu (tout au plus) du scrapbooking linguistique et où le polemos se réduit au faux dilemme du avec-ou-contre-moi pour adopter la seule logique du pouvoir me donne envie de défenestrer des chatons. Qui pourrait bien encore me dire ce qu’est un astéisme sans recourir à Wikipédia? À force d’entendre crier « Au sophisme! Au sophisme! » des gens qui ne se sont même pas donné la peine de googler sa signification et encore moins d’ouvrir le gros livre qui ramasse la poussière dans le fin fond d’une étagère à quelque part entre les autres, on ne réagit plus quand on en voit un ; pire, on se défend d’en utiliser comme s’il y avait là quelque indicateur de contenu. Le leitmotif de ce qu’on nomme encore « débat », par erreur ou par habitude, n’est en fait que l’insulte et l’objectif vise le spectaculaire dans ce qu’elle porte de scandale et de provocation.

Que dit l’ego de celui qui se prétend fabriquant de polémiques quand, pour reprendre les propos d’Héraclite sans les genrer : « Le Conflit est à l’origine de toute chose », alors que, dans le spectacle, le conflit n’a plus de sens parce que le langage ne va plus nulle part? Dans l’épuisement du dire, où la représentation du réel siège sur les ruines du vécu, il ne reste rien que la volonté d’apparaître dans la communicabilité puisqu’il n’y a plus de communication. Le langage a passé l’arme à gauche dans sa propre performance à se représenter. Il n’unit plus personne. Il est usinage de simulacres de paroles ou, au mieux, s’il porte encore quelque chose, c’est la possibilité d’engendrer une crise d’épilepsie.

Polemos signifie « combat », « conflit » ou, à son paroxysme, « guerre ». Il est donc l’expression de la mise en opposition de dissemblances. Et c’est précisément cette différence de l’autre qui me permet de m’éprouver comme moi et d’affirmer ma propre souveraineté. Si le polemos tend d’une part vers le devenir (libre) politique, il désigne d’autre part l’acte même de lutter (technique), d’où résulterait la signification qui permet à une société d’émerger. La paix ne nécessite pas simplement un compromis, elle se conclut par un ensemble de normes et de conformismes. Il ne s’agit ni de prôner la destruction de l’absolument autre ni le confort de le réduire à soi, mais de comprendre une société dans ce qu’elle trouve d’équilibre entre le conflictuel et la conciliation : deux rivaux ne le sont que dans un rapport de réciprocité.

Si l’on déplace ce rapport conflictuel dans le langage, pour en revenir à ce qu’on entend à l’heure actuelle par « polémique », l’aspect technique de la lutte devrait être (mais n’est pas) supporté par la rhétorique et le devenir politique devrait être (mais n’est pas) encadré par l’éthique.  Ce qui a pour effet d’aboutir à la stérilité la plus totale, un show de triples boucles piqués doublés d’atterrissages minables dont l’apogée se traduit par une crise d’asthme : on sort les pompes et on se rendort.

Pire, sur les réseaux sociaux, le « conflit » apparaît sur le mode d’une sur-représentation, c’est-à-dire une représentation de la représentation elle-même, un über-spectacle où l’être n’a plus lieu d’être. Le virtuel signe une ère post-spectacle, où, loin d’être mort, il a muté pour devenir le spectacle de son propre spectacle. Ainsi, si l’on pouvait encore voir un rapport entre l’être et l’image dans le spectacle, le virtuel a retranché l’être pour ne plus instiguer qu’un rapport entre l’image et l’image de l’image. Entre la somme des images d’images ainsi répétées en boucle, le langage n’est plus qu’ornemental. Il ne calque plus que les mécanismes d’un pouvoir purement symbolisé selon quelques données quantitatives et le « débat » n’y émerge guère sinon comme quelque procédé économique.

Dans l’agora 2.0 s’affrontent, sur ce qu’il reste d’espace public, surtout des « vraies » vedettes (pour autant que « vrai » et « vedette » peuvent cohabiter) ou des web-influenceurs (merci à Mathieu St-Onge, Gab Roy et Murphy Cooper de parfaire mon vocabulaire). Or, si, pour Debord, la vedette est la représentation du vécu apparent de l’homme dans lequel se condense les mécanismes de consommation de la société marchande [1], que serait la vedette web sinon la représentation de cette représentation? Un peu comme un miroir tourné vers un autre miroir où, ce qui se reflète à l’infini, ce n’est pas le sujet, mais une infinité d’objets strictement virtuels, puisque, de toute façon, la réalité n’y est que reproduite y compris la réalité du sujet lui-même. Reproduite, par ailleurs, comme schéma de consommation, où la marchandise est le consommateur lui-même consommé en tant que produit et force productive; autrement dit, il est ce qu’il désire, ce qu’il produit et ce qu’il consomme, tout à la fois.

Pour revenir au polemos grec, qui se rapproche en certains points de la pensée dialectique, la finalité du débat n’était pas de gagner ou de perdre, ce qui reviendrait à la reproduction du même, c’est-à-dire à la stagnation des contraires, ou encore à la réduction de la lutte selon des schémas de relations de pouvoir. En ce sens, l’objectif du débat n’est pas d’affirmer sa supériorité sur l’adversaire, mais de mettre en mouvement la pensée par l’apparition d’un troisième terme. La simple reconnaissance de cette résolution du « conflit » serait déjà fort enrichissante pour réanimer le cadavre de langue avec lequel on s’imagine encore s’adonner à la joute oratoire.

[1] Voir Guy Debord, La société du spectacle