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Petit traité de mythologie canayienne : le bon parler français

(J’avais publié ce billet du temps où je bloguais sur Terreur! Terreur!, comme il n’est plus disponible sur le site, je le reprends ici avec quelques ajouts pour répondre au billet de Mélanie Robert sur la question du franglais.)

Mon rapport le plus sensible et, sans doute, le plus intime à l’écriture passe par la question du viol. J’aurais pu écrire « violence », mais je n’utilise pas le mot « viol » aléatoirement. Le viol est le point extrême de la violence, il frappe — avec autant de brutalité — de l’extérieur comme de l’intérieur. Il est le point de non-retour à partir duquel la conscience de soi, la conscience des autres et la conscience du monde sont drastiquement sabotées. Ma façon d’aborder la langue est porteuse de cette violence radicale.

La langue nous pose comme sujet, mais elle est également le siège de l’Autre, elle nous traverse et nous met à la disposition d’autrui. Nous ne choisissons pas notre langue maternelle, pas plus que notre terre natale, et c’est par la force des choses que nous l’apprenons. On aura beau ne pas se tarir d’éloges devant la langue française, vouloir la protéger à tout prix ; n’empêche que c’est de force qu’on nous l’a fait ingurgiter depuis la naissance, et de force qu’on nous a assis sur les bancs d’école où, péniblement, les cours de français nous faisaient plier l’échine à coups de règles de grammaire. Notre amour pour notre langue témoigne d’une aliénation qui lui est inhérente et nous situe, indéniablement, dans un contexte géopolitique, un climat social et une tendance culturelle, car notre sentiment de la langue — s’il nous définit comme individu —, nous détermine aussi comme peuple.

En ce sens, c’est parce que les Québécois se sentent menacés d’assimilation comme nation qu’ils perçoivent le contexte linguistique nord-américain comme une menace pour la langue française. La France remet-elle en question la survie de sa langue parce qu’elle est entourée de langues qui lui sont étrangères ? D’ailleurs, l’usage de termes empruntés à l’anglais dans une autre langue n’est pas le propre du français, le « spanglish » et le « hindglish » en sont des exemples. Pendant que d’autres intègrent volontiers des termes anglophones à leur vocabulaire, nous tremblons de peur à l’idée que des structures anglicisées se soient glissées par mégarde dans notre syntaxe.  Ce que nous stratifions, dans notre désir d’un « bon parler français », c’est notre torpeur nationale. Nous ne pouvons pas nier que ce sont les nationalistes qui ont jeté les bases identitaires de la nationalité québécoise ; ces grands perdants à répétition des référendums qui — par vengeance peut-être — ont fait de nous un peuple de perdants, de soumis, un peuple incapable de se tenir debout devant l’adversité, s’exprimant dans une langue qui, empreinte de sa faiblesse, court à sa perte.

Il y a quelque chose de profondément immature dans certaines tendances révolutionnaires. Et c’est précisément ce quelque chose qui pousse les révolutions vers un échec fulminant. Ce quelque chose relève de la volonté de puissance où ce qui est en jeu, c’est la propension du dominé à usurper le rôle du dominant de manière à préserver une certaine hiérarchie verticale qui calque le système d’exploitation déjà en place, au lieu de faire table-rase sur l’oppression et d’abolir les régimes de pouvoir. En niant l’essence polyglotte de notre identité nationale, les nationalistes se donnent peut-être une arme idéologique, mais ils s’enlisent surtout dans un discours xénophobique et réitèrent un schéma d’aliénation où l’histoire de la nation québécoise s’institue comme une histoire de l’abolissement de la différence.

Au Québec, la langue est un outil des luttes politiques, elle est le cheval de bataille du sentiment national. En ce sens, elle est réifiée sous la forme d’instrument du pouvoir. L’emblématique « bon parler français » n’est qu’une structure normalisée par laquelle nous nous jugeons, tout en repoussant la menace de l’autre. Ainsi, nous jugeons que notre parlure laisse à désirer, qu’elle est contaminée, que nous nous exprimons dans un sous-jargon de français. Mais nous ne parlons pas un français déficient. Nous parlons un français terrorisé. Si terrorisé, en fait, que chaque francophone, dans son utilisation de la langue, représente une menace potentielle pour le français au grand complet. Tous termes empruntés à l’anglais, toutes structures anglicisées, opèrent sur le Québécois la tension d’une bombe à retardement qui pourrait bien faire éclater sa possibilité de s’exprimer. Pourtant, « toute langue a la capacité de “digérer” ces emprunts qui n’affectent que sa “surface”, pour les intégrer à sa dynamique propre.» [1] Ce sont les modulations selon lesquelles une langue se meut, poursuit son évolution et demeure vivante. Comme tout discours xénophobique, notre peur de l’altérité est un couteau que nous retournons contre nous. Artaud écrivait, dans Le pèse-nerfs : « je suis vacant par stupéfaction de ma langue». [2] C’est qu’une langue rigidifiée a la vigueur d’un cadavre.

Ce que les discours réactionnaires épurent dans la langue, ils l’épurent également dans notre culture. Que les œuvres d’écrivains québécois anglophones — pensons à un certain Mordecai Richler, pour ne citer que lui —, ne se retrouvent pas au programme des cours de littérature québécoise des universités francophones, c’est plus qu’inadmissible : c’est du génocide culturel !

Pendant que nous avons honte de notre bilinguisme, la maîtrise d’une langue étrangère est synonyme d’intelligence et de culture dans nombre de pays. Nous souffrons d’une paralysie de l’histoire pour nous atrophier ainsi dans des considérations subversives au sujet de l’anglais. Notre anglophobie reflète tristement le peu d’estime collective que nous avons de nous-mêmes, de notre culture et de notre langue. En tout état de cause, nous ne croyons pas à la force de notre français à saveur d’Amérique. Nous lui préférons l’illusion d’une norme de « bon parler français » qui nous dicte un idéal de langue morte. Nous pourrions bien, par ce chemin, finir par être les germes de notre propre extermination.

Ce qui nous permet de nous comprendre, dans une langue, relève de conformismes et de conventions. S’il apparaît normal de vouloir en saisir l’essence en la fixant dans des grammaires à l’ombre des académies, la langue vivante, celle que l’on parle ne se normalise pas. C’est l’arbitraire du signe. « Être », « to be » ou « honaa » désignent exactement la même réalité, c’est la langue, comme convention, qui change. Rien ne nous empêcherait d’inventer un autre mot pour désigner la réalité de « être » pour autant que l’interlocuteur détienne le code qui lui permet de comprendre cette réalité. Si l’on partage le code, faire semblant de ne pas comprendre c’est tisser une fermeture à l’autre dans la mauvaise foi et réduire la langue à un conformisme qui ne permet pas l’inventivité.

Aussi, je fais bien pire que « parler » franglais puisque j’« écris » franglais. C’est justement parce que je cherche à incarner le langage en le délogeant de ses structures normatives qu’on a pu dire que mon roman est écrit dans une « langue jubilatoire ». La parole écrite nécessite tout un processus de réappropriation et de création d’une langue dans laquelle l’oralité s’inscrit et dont le franglais fait partie. Il faut chercher à déjouer le cadre normatif de la langue pour y faire entendre la musicalité de l’oral, à faire sortir la syntaxe de ses gonds pour toucher au nerf des mots. C’est ce que Céline entendait par son rendu émotif : « L’émotion du langage parlé à travers l’écrit !» [3] De même, Valère Novarina écrit : « Les mots sont comme des cailloux, les fragments de minerai qu’il faut casser pour libérer leur respiration.» [4] Il ne s’agit pas de nier l’écart entre la langue parlée et la langue écrite, ni de calquer l’oralité pour engendrer une parole écrite, ni de griffonner franglais pour être donc cool, mais de briser les mouvements antagoniques pour les faire vibrer les uns à travers les autres. C’est le halètement, le souffle, la scansion qui constituent le flot sanguin de la parole écrite par lequel elle saigne son humanité. Aussi, le « bon parler français » se dévoile comme une réalité objective : si elle délimite un certain espace normatif et commun, elle représente une structure illusoire et, si elle n’était pas dépassée, elle ne permettrait pas la littérature. Je ne dis pas qu’il faut absolument écrire franglais pour être littéraire aujourd’hui, mais qu’une œuvre littéraire fait souvent appel à une langue imaginaire ou imaginative. Et que tous les coups sont permis.

(Pour un complément à ce qui est exprimé ici, je suggère le texte du Mercenaire, right here.)


[1] Marty Laforest, États d’âme, états de langue, Essai sur le français parlé au Québec

[2]Antonin Artaud, Œuvres

[3] Louis-Ferdinand Céline, Entretiens avec le Professeur Y

[4] Valère Novarina, Devant la parole