BloguesEssais de néantologie appliquée

P-6 partout, démocratie nulle part

Chaque fois que j’entends quelqu’un parler de « démocratie » pour décrire le système dans lequel on vit, j’ai envie de m’arracher les tympans. On ne vit pas dans une démocratie. On vit dans une monarchie constitutionnelle qui, par la répartition des pouvoirs, véhicule une forme dégénérée du sens du mot « démocratie ». En faisant semblant de donner un morceau de pouvoir au peuple, le véritable pouvoir s’assure que le bon peuple se sustente du peu qu’on lui octroie. Dans les faits, il s’agit d’un mépris total de ce peuple que le véritable pouvoir croit bourré d’imbéciles incapables de prendre des décisions par et pour lui-même.

La démocratie (à laquelle on ajoute aujourd’hui l’épithète « directe »), celle par laquelle toutes les citoyennes et tous les citoyens participent collectivement au processus décisionnel sans le filtre de la représentation, fait trembler l’élite au pouvoir parce qu’à leurs yeux, elle ne peut aboutir qu’à la « tyrannie des pauvres ». Et, c’est bien connu, en temps de politiques d’austérité comme en périodes fastes, les pauvres, ça sert à ce que les riches puissent continuer de s’enrichir. Au diable les services publics, le problème ce n’est pas la corruption, c’est les bénéficiaires de l’aide sociale. Au diable l’accessibilité universelle aux soins de santé et à l’éducation, le problème ce n’est pas le faible taux d’imposition des banques et des entreprises, c’est les pauvres, les étudiantes et étudiants, les familles monoparentales qui n’en paient pas. Au diable le droit de manifester et d’exprimer son mécontentement, le problème ce n’est pas la violence de la répression policière, c’est que les manifestantes et manifestants ont un sérieux problème de gestion de leur colère, illes ont besoin d’un psychologue, ce sont des bébés gâtés et des anarchistes de banlieue : qu’illes mangent leur Kraft Diner.

Dans une monarchie constitutionnelle, les seuls pouvoirs attribués au peuple sont celui de se choisir un représentant et celui de manifester. Manifester est la façon qu’a le peuple d’établir un rapport de force avec le gouvernement pour lui exprimer son mécontentement et le forcer à revoir sa position sur une politique. Il n’est donc pas surprenant que ce droit soit fortement mis à mal. D’une part, il est dénigré par bon nombre de chroniqueurs et d’éditorialistes à la solde (plus ou moins consciente) de l’élite dirigeante. D’autre part, il est solidement réprimé par les forces policières. Le message de nos dirigeants est clair : nous n’avons plus le droit d’exprimer notre désaccord à son endroit. Toute manifestation sera étouffée dans l’œuf.

Rapportés dans La Presse, les propos du porte-parole du SPVM ont de quoi inquiéter : «Depuis les trois dernières manifestations, nous intervenons plus rapidement, a confirmé le sergent Jean-Bruno Latour, porte-parole du SPVM. Il ne faut pas prendre en otage les citoyens qui veulent venir au centre-ville de Montréal. Le Charte [des droits et libertés] protège le droit d’expression, mais il n’y pas de droit de manifestation». [1] Ces propos font échos à ceux tenus par le policier qui m’a remis ma contravention hier.

Après m’être jointe en retard à la manifestation, je n’ai pu marcher qu’un coin de rue avant de constater que ladite manifestation était déclarée illégale et que les forces de l’ordre procédaient déjà à des arrestations de masse. J’ai donc tenté de quitter les lieux, découragée par cette démonstration de l’abolition de nos droits. Je me disais que le mieux que je puisse faire, dans les circonstances, c’était encore d’écrire. Je n’ai jamais pu quitter à temps cette manifestation avortée, puisque je me suis faite prendre en souricière dans le détour. Après nous avoir fait crever de froid pendant trois heures et demie — je suis certaine qu’on nous a fait souffrir par le froid volontairement (call me paranoid) —, encerclés de poussins, eux-mêmes entourés d’anti-émeutes, eux-mêmes soutenus par la police-montée, elle-même encadrée par trois autobus de la STM remplis d’autres flics, le rapport de force était incontestable. Il faut dire que ça grouillait de dangereux hippies qui jouaient du tambour et chantaient en se dandinant en cercle, d’un farouche panda, d’un frénétique lapin et de crottés d’anarchistes. Toujours est-il qu’une fois infectée par la grippe porcine, j’ai finalement pu obtenir mon ticket de sortie, 637$ pour ne pas avoir fourni d’itinéraire, paraît-il. Je n’ai pas pu m’empêcher de demander au policier s’il n’avait pas honte de participer à l’exercice de la répression du droit de manifester. La réponse que j’ai entendue était la suivante : « Le droit de manifester, on a réglé ça, vous n’avez plus le droit. » Je me suis donc identifiée en mentionnant que je suis blogueuse à Voir.ca et je lui ai demandé s’il maintenait ses propos. Il m’a alors dit : « Vous m’avez mal compris, vous avez le droit de manifester, tant que vous respectez le règlement. » Ah. Ça change tout, hein. Quand une liberté fait l’objet d’un contrôle par un règlement, est-ce encore une liberté?

Si on ose voir là un mépris palpable du peuple et qu’on monte aux barricades, on se fera dire qu’on n’a pas de raison de le faire, qu’on vit en « démocratie », qu’il y a bien pire ailleurs. Autant l’argument de la « démocratie » me donne envie de vomir sur quiconque me le sert, autant le prétexte du moins pire me donne envie de défenestrer des chatons. Les deux reviennent à se contenter de la soumission et de l’exploitation tout en en tirant une fierté absurde.

[1] Hugo Pilon-Larose, « Intervention policière rapide à la manifestation du 22 » in La Presse, Montréal, 22 mars 2013