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Le conformisme et l’intolérance

« la prison est là pour cacher que c’est le social tout entier, dans son omniprésence banale, qui est carcéral. » Jean Baudrillard

La normopathie est une pathologie de la norme, où le sujet cherche à dissoudre sa propre subjectivité dans ce qui est tenu comme « normal » par le discours dominant. Le normopathe n’a pas d’autre identité que sa conformité, il est usiné au point de n’être rien d’autre que la norme, derrière elle : il n’y a rien. Autrement dit, il n’est plus un sujet, mais un objet, déshumanisé, et il paraît tout aussi malléable que l’est la norme.

Ce concept psychanalytique n’est pas sans lien avec le concept de « banalité du mal » de Hannah Arendt, c’est-à-dire que le normopathe ne juge pas du bien et du mal ou des conséquences de ses actes, il n’en a pas conscience, il exécute, il se conforme, il répète, c’est tout.

Normopathie et visibilité de la marge

Le normopathe est l’individu idéal du capitalisme moderne. Il est infiniment instrumentalisable. Il ne fait ni la différence entre le bien et le mal, ni la différence entre le vrai et le faux, il suspend son jugement au profit de la norme. Il est donc absolument soumis à la production hystérique de réel. Peu importe que le sens des mots soit falsifié dans la circularité des discours mass-médiatiques, la loi radicale du capital est faite d’équivalences et d’échanges ainsi la vérité, le réel, la vie peuvent bien s’effacer derrière leurs simulacres. Le normopathe n’y verra que du feu, après tout, il est un simulacre de sujet.

La répression elle-même ne s’opère plus comme une répression réelle : elle n’est que le théâtre de la répression. Comment comprendre l’arbitraire de la répression policière sur les manifestations, sinon comme une simple tactique de dissuasion ? Ainsi, ce n’est pas tant les victimes des arrestations arbitraires qui sont les victimes réelles de la répression policière que l’ensemble des citoyens et des citoyennes qui sont les victimes de la répression politico-judiciaire. L’objectif étant de persuader la population qu’elle doit être réprimée ; qu’il lui faut abandonner une partie de sa liberté d’expression et d’association afin qu’elle soit régulée ; qu’elle doit se soumettre, totalement et entièrement, au pouvoir qu’elle délègue par son vote au quatre ans ; que la vie démocratique doit être confinée à l’urne sans quoi le danger du désordre et du chaos la guette.

Tout un système de signes est mis en place dans les médias de masse pour que la simulation atteigne son comble. On crée le méchant individu masqué, le fauteur de trouble au visage couvert, puis on le prend en photo histoire de montrer qu’il existe, on l’étale à la télévision dans un nuage de gaz lacrymogène pour justifier les interventions policières. Les forces de l’ordre sont toujours « obligées » d’intervenir ; elles n’arrêtent pas des individus, elles les interpellent ; mais ces héros modernes ne sont que des prétextes comme les médias de masse qui les fabriquent. Le contrôle se veut plus large, au-delà même du système de signes qu’ils créent. Car il s’agit de toujours normaliser les comportements, de restreindre les droits, de faire accepter des lois injustes — comme l’interdiction de manifester masqué ou les règlements municipaux qui restreignent la possibilité d’opposer une voix citoyenne discordante de celle du pouvoir — dans le confort et l’indifférence.

Il s’agit de rendre visible la différence pour justifier des mesures répressives visant à la rendre invisible.

Racialisation religieuse et xénophobie

Historiquement, la laïcité était entendue comme la séparation de l’État et du religieux. L’État laïc était un État neutre vis-à-vis des différents cultes. Par conséquent, l’État laïc cherchait ni à pointer un culte du doigt comme étant indésirable, ni à favoriser un culte comme étant une valeur patrimoniale. L’État laïc ne se préoccupait pas du religieux et la laïcité impliquait une liberté de conscience des citoyens et citoyennes.

Aujourd’hui, nous assistons à une remise en question de la laïcité historique à laquelle est confrontée une laïcité identitaire, c’est-à-dire une laïcité attachée à un système de valeurs et à une culture particulière. La laïcité identitaire ne permet plus la liberté de conscience, du moins elle la restreint, c’est une laïcité répressive. Elle agit comme une interdiction. Ce qu’elle contrôle, ce n’est pas tant le religieux — qu’elle tâche apparemment de confiner à l’espace privé —, mais la visibilité religieuse.

Cette visibilité religieuse est constituée de minorités religieuses, en particulier musulmane, en particulier de femmes musulmanes portant le voile. Tout simplement parce que se sont ces minorités qui se « voient » et qui sont construites comme un « problème ».

Ce « problème » a été construit autour d’un supposé échec du multiculturalisme, mais cet « échec » n’est rien de plus qu’une falsification du multiculturalisme. Ce qui est à entendre comme « échec », ce ne sont pas la diversité et la liberté culturelles (qui pourraient très bien exister sans heurts), mais une mauvaise interprétation de la signification d’intégration. En effet, quelle est la limite entre « intégration » et « assimilation » ? L’échec du multiculturalisme est plutôt à voir comme un échec de l’assimilation des immigrants qui ont conservé une part de leur culture tout en acceptant une part de celle de leur terre d’accueil. Tout se passe comme s’il y avait un relent d’agressivité ou de paternalisme de la part de ceux et celles qui ne peuvent se faire à la diversité culturelle, comme s’il y avait une forme de ressentiment qui trahirait que certains et certaines n’acceptent pas d’avoir offert l’intégration à des gens qui sont restés musulmans, même plusieurs générations après leur arrivée au pays. C’est ce que traduisent les discours à la sauce « conforme-toi ou retourne dans ton pays ».

La visibilité religieuse n’est pas conforme à l’invisibilité de la majorité. C’est pourquoi il faudrait une nouvelle norme laïque, identitaire, engendrée par l’idée que les corps et les consciences liés à cette visibilité doivent être contrôlés, disciplinés, assimilés.

Cette nécessité de contrôle est maintenue par la logique du bouc émissaire, un simulacre puissant, car ce qui importe vraiment, ce n’est pas qu’il soit faux, c’est qu’il soit tenu vrai afin que la majorité accepte qu’on brime sa liberté de conscience. Pour ce faire, le discours dominant brandira la menace islamique soit sous forme de complot islamique, soit sous forme d’une « islamisation » des valeurs à travers les demandes d’accommodements raisonnables qui mettraient en danger les valeurs d’égalité et de laïcité. Comme si, à force de voir des hijabs, on allait finir par gober la charia.

Une fois que cette peur de l’altérité s’infiltre dans les discours, il s’opère une racialisation religieuse. Tout immigrant arabe ou suspecté d’être arabe, qu’il soit athée ou hindou, est susceptible de représenter une menace. C’est grâce à cette chimère de menace islamique, renforcie par des politiques portant préjudices aux musulmans, que le racisme, la xénophobie et l’islamophobie peuvent se déployer impunément dans l’espace social tout en étant niées par ceux et celles qui les pratiquent.

Le féminisme bourgeois et la laïcité falsifiée

Certains discours féministes se font le porte-étendard de cette islamophobie sous couvert de la laïcité identitaire. Ainsi, il faudrait réprimer la visibilité religieuse sous prétexte que les femmes sont réprimées par les religions et cela serait conditionnel au principe d’égalité entre les hommes et les femmes.

Loin de moi l’idée de défendre les religions. Il est vrai qu’elles sont majoritairement patriarcales. Or, la laïcité identitaire ne défend pas le principe d’égalité entre les hommes et les femmes. Au contraire, elle précarise l’accessibilité des femmes à l’emploi et marginalise les femmes qui portent le voile. Le bouc émissaire par excellence de cette laïcité identitaire, ce n’est pas l’islamiste, c’est la femme voilée. Forcer la femme à enlever son voile ne la libèrera pas, cela la rendra invisible. C’est pourtant celle à qui les Janettes lancent la première pierre de la peur, comme si se fermer les yeux devant la différence (tel un enfant qui se cache des monstres en se couvrant la tête sous une couverte) la faisait mystérieusement disparaître. N’est-ce pas un peu étrange que ces femmes qui se croient libérées calomnient d’abord des femmes ? Et de quoi la féministe bourgeoise est-elle libre ?

Si la laïcité devait réellement s’attaquer aux inégalités (toujours criantes) entre les hommes et les femmes, elle assoirait l’égalité salariale, elle sanctionnerait sévèrement les crimes sexuels, elle empêcherait la promotion de la culture du viol, elle s’intéresserait à la prostitution, etc. Si la laïcité devait réellement protéger les femmes d’elles-mêmes et de leurs aliénations, elle s’attaquerait d’abord à l’industrie de la Beauté, qui s’enrichit sur la violence que les femmes, dans leur propre aliénation, consentent à se faire subir à coup de régimes drastiques, de chirurgies esthétiques — injection de poison (Botox) ou mutilations volontaires (liposuccion, déridage, etc.) —, d’entraînement physique intense, de crèmes miracles (dont le miracle ne se réalise jamais), de luttes insensées contre la cellulite, de pilules amaigrissantes inefficaces et tout le reste de l’arsenal pour qu’une femme ait l’air d’avoir 14 ans le plus longtemps possible. On en conviendra, ce n’est pas du domaine de la laïcité. Or, le féminisme bourgeois des Janettes ne fait pas mention de ces formes d’aliénation socialement acceptables. Dans une société capitaliste, le féminisme bourgeois apparaît comme le synonyme d’avoir une carrière en étant parfaitement jolie à tout moment de la journée et mère, préférablement mère d’une fille — qui est une valeur ajoutée à ta crédibilité de femme qui s’en fait pour le sort des autres femmes, fière courroie de transmission dudit discours féministe.

Ce type de devenir-femme n’est pas moins aliénant qu’un voile, il est simplement plus capitalisable. C’est une autre manière de se conformer, où ce qui fait office de norme c’est une certaine idée de la beauté.

L’athéisme ou le sentiment de supériorité

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’athéisme n’est pas neutre. On pourra m’objecter ma position philosophique sur le Rien, mais croire en Rien, c’est quand même croire en quelque chose. C’est le verre d’eau à moitié vide des croyances.

Ceci dit, que je fasse partie des gens qui voient dans les religions un système d’asservissement et d’aliénation ne m’autorise pas à usurper d’une position d’autorité par laquelle je devrais soumettre (voire convertir) autrui à mon système de croyances, même si ce système de croyances est tissé à même le Rien, telle une missionnaire du Néant.

Une certaine forme d’athéisme semble pourtant vouloir se porter au secours des croyants et des croyantes, forme paternaliste de celui ou celle qui se croit supérieur pour avoir échappé à une forme d’aliénation parmi tant d’autres. Et, retour du refoulé dans la pulsion agressive de vouloir, non pas réellement « sauver » autrui, mais réduire l’autre au Même, la laïcité identitaire servant de prétexte au conformisme social.

L’implosion du sens et la répression volontaire

La socialisation passe de plus en plus par l’exposition au flux des messages médiatiques. Dans ce flux, tout et son contraire sont dits, et tout s’équivaut. C’est la logique du libre marché. Or, ce flux n’est que la mise en scène d’une communication, l’entropie totale où le dialogue n’aura pas lieu et le social non plus.

Rien d’autre que la répression n’aura eu lieu. Et c’est d’abord le sens qui sera supprimé. Car le conformisme n’a pas besoin de sens et la banalité du mal s’exerce hors du jugement. C’est par lui-même que le normopathe effacera les marginalités visibles, en acceptant « librement » de brimer ses droits et libertés, un à la fois.