À Philippe Mangerel
Quand nous étions à la maîtrise, Philou et moi, nous avions pris l’étrange habitude — pendant un bon moment d’ailleurs —, de finir nos conversations par « sex is politics », déformation du fameux slogan « The private is political » utilisé par le mouvement étudiant et la seconde vague féministe de la fin des années 60. Ça semblait tout conclure. À l’époque, le féminisme et les gender studies ne m’intéressaient pas tellement. Je ne crois pas que je saisissais tout le sens de cette phrase. Je la voyais plutôt comme un pont entre nos préoccupations littéraires à Philou et à moi. J’entendais « sex » en tant qu’action, comme une des formes multiples que prend la relation à l’autre, l’éthique, non seulement dans son intimité, mais aussi dans sa mise en scène collective qu’est le meatmarket. Or, dans « sex », je n’entendais jamais un rapport de genres.
J’ai grandi à une époque où il est plus ou moins de bon ton de se dire féministe. C’est bien connu, les féministes sont des chipies, des butchs, elles n’aiment pas les hommes, ne se rasent pas et puent des pieds, mais surtout tout est tout le temps de leur faute… Rien de bien palpitant pour une jeune fille en mal d’identification.
Philou m’a bien fait lire Dustan et Guibert, Foucault et Butler. (Je partais de loin, ça m’a pris une éternité avant de lire Duras et de Beauvoir.) Tout cela ne m’empêchait pas de nier les luttes de pouvoir dans leur spécificité (de genre, d’orientations sexuelles, de races, par exemple), préférant les étudier dans leur globalité, dans les figures sans visage que sont les dominants et les dominés, les oppresseurs et les opprimés. J’étais (et je suis toujours) fondamentalement anticapitaliste. Je ne voyais dans le triomphe du patriarcat que le triomphe du capitalisme. Enrayons le capitalisme et le patriarcat coulera avec, que je me disais. Simple de même. Ça devient moins simple quand, au sein même des mouvements militants — là où les hommes sont supposés être sensibles aux inégalités et lutter contre les rapports de domination —, on rencontre sexisme, machisme, manarchisme, brosialisme, etc. Des accents de misogynie qui, au fond d’eux-mêmes, voient d’un mauvais oeil le féminisme comme un relent de bourgeoisie et un risque de division de la lutte des classes. Ils n’hésitent pas à bomber le torse en s’autoproclamant proféministes, leur paraître égalitaire ne leur permet pas de prôner ouvertement une hiérarchie des genres, ils commettent toutefois des actes profondément antiféministes sans le moindre remords. Au bout de seize ans de militantisme, mon expérience me permet d’affirmer que la politique comme pratique du pouvoir est foncièrement marquée par la domination masculine (hétéronormative).
« Sex is politics », donc.
La première violence envers les femmes est d’ordre symbolique. Son réseau de signifiants a certes changé au fil des époques et avec les luttes féministes, mais son sens reste le même et s’exprime à travers l’inégalité tenace entre les hommes et les femmes.
Lorsqu’on parle d’une « féminisation » de la société, de l’éducation ou des hommes, par exemple, le terme est toujours péjoratif. Le féminin prend ici le sens de mièvre, faible, émotif, obéissant, soumis… le sens de quelque chose rose. La « féminisation » ferait de l’homme un être difforme, monstrueux, immoral. Et le féminisme serait la racine du mal des hommes, il les transformerait magiquement en petits chiots au regard globuleux couillons, castrés, fidèles et soumis. De l’inégalité économique entre les hommes et les femmes, on roule les yeux : « Non, mais… de quoi tu te plains ? Tu t’es fait exciser récemment ? » De la violence envers les femmes et les enfants, on répond : « On n’est quand même pas en Ouzbékistan ! Et puis, que fais-tu de taux de suicide plus élevé chez les hommes que chez les femmes ? » De l’accessibilité à l’emploi, on soupire : « Bah… et l’accessibilité à l’éducation, elle, hein ? Y a bien plus de filles aux études et c’est parce que des matantes féministes créent les programmes d’études au détriment des garçons. » Il s’agit de décrédibiliser et de minimiser les luttes féministes de façon à enlever aux femmes la responsabilité de leurs acquis et à les culpabiliser. Toujours. Que toutes ces féminailleries cessent une bonne fois pour toutes ! L’emploi du terme « féminisation » vise d’ailleurs à inventer une égalité déjà atteinte, sinon carrément un renversement du pouvoir au profit de la domination féminine.
Dans une société de l’image, on ne peut pas négliger le sens de l’image de l’idéal féminin, elle-même un signifiant dans l’ordre symbolique de la violence envers les femmes. C’est un fait, l’image de la femme idéale est violente. Outre les régimes, les chirurgies esthétiques, l’épilation intégrale, la publicité présente des femmes soumises qui semblent aussi inconfortables dans leur position que dans leur corps photoshopé à outrance, plastifié dans sa déréalité. Une femme pas maquillée se néglige, un homme pas rasé ni lavé est viril. Une femme grosse est un échec, un homme gros est un bon vivant. Un homme qui fait des tâches ménagères est mou, une femme qui fait des tâches ménagères est une fée du logis. La réussite sociale d’un homme passe par sa carrière (capitalisme oblige), la réussite sociale d’une femme dépend de la carrière de son homme. Une femme qui parle fort est une hystérique ; une femme fâchée a son PMS ; une femme en colère est une crisse de folle. La liste est longue et commence avant même la naissance de l’enfant à qui s’adresse un profil de consommation visant une socialisation différente selon le sexe.
À tout ça s’ajoute un repli vers la droite, porteur d’une nostalgie masculine d’un temps où l’homme contrôlait le corps de sa femme et le noyau familial. Repli qui n’est pas sans marquer un recul sur les luttes féministes, notamment en ce qui concerne les législations visant à donner des droits au foetus — façon insidieuse de remettre en question le droit à l’avortement.
Cette violence symbolique structure et façonne l’inconscient. Elle fait des femmes un mal et de leurs luttes une tare. Elle fonde le discours masculiniste, tout en étendant ses tentacules dans tous les esprits. Parce qu’elle existe, même comme bruit de fond de nos sociétés, elle nous donne lieu collectivement et justifie des rapports inégaux.
Le 25 novembre, c’était la journée internationale pour l’élimination de la violence envers les femmes, cette journée marquait le début d’une campagne de douze jours d’actions (jusqu’au 6 décembre). Cette année, la campagne aborde la violence envers les femmes sous l’angle des inégalités entre les hommes et les femmes justement, et de leur négation.
Parce qu’après tout « sex is politics ».
Excellent texte! La prof en moi ne peut s’empêcher de tiquer, par contre…
*Sex is political
OU
*Sex is politics
😉
D’accord, d’accord, je corrige mon anglais de ce pas! 🙂
Excellent texte. Qui devrait être lu par Drainville, Marois et Lisée qui ne cessent de répéter que « l’égalité hommes-femmes est atteinte depuis longtemps ». Et par tous leurs supporters qui prétendent que « l’égalité hommes-femmes est une valeur fondamentale au Québec », mais défendent les bières « Tite Pute » comme étant « simplement de l’humour » ou prétendent que le port de la jupe, des talons, des décolletées et du maquillage n’empêchent pas une femme d’être « hyper-féministe » et qu’elle est en fait ainsi « vraiment femme ».
Excellent texte. Chapeau bas. Mon constat: la résurgence de la misogynie est proportionnelle à la misandrie véhiculée par les féministes de mauvaise foi. Quand tout le monde se calme le pompon et cesse de s’accuser, on peut faire de la science au lieu de la politique.
On ne peut pas parler de « résurgence » de la misogynie. Elle a toujours été là. On ne peut pas parler de « proportionnalité » non plus lorsqu’on compare un discours généralisé à un discours attribuable à un mythe (d’une minorité en plus), soit « les féministes de mauvaise foi » : prôner l’égalité entre les hommes et les femmes n’est en rien misandrique. Un discours qui reposerait sur la supériorité d’un sexe sur l’autre n’aurait rien de féministe.
Excellent texte!
Mais je ne suis tout de même pas d’accord avec cette affirmation : « Une femme grosse est un échec, un homme gros est un bon vivant. »
Il existe également une pression social concernant un idéal physique masculin tout aussi improbable à atteindre que chez la femme. Je suis d’accord que la situation est moins grave que pour les femmes. Mais on remarque un changement dans la même direction concernant le corps de l’homme.
Mais sinon je suis entièrement d’accord avec vous. Surtout concernant la fin du texte: « Une femme qui parle fort est une hystérique ; une femme fâchée a son PMS ; une femme en colère est une crisse de folle ».