BloguesMarie D. Martel

Le monde meilleur de la technologie selon Jonathan Franzen

Apple nous a habitué, en janvier, à la présentation de nouveaux produits, souvent du côté du iPod. Cette année, malgré le deuil corporatif de Steve Jobs pour lequel les larmes versées ne sauraient délaver plus longtemps l’agenda de l’empire, la citadelle de nos envies technologiques a enrichi l’offre du iPad avec une app pour le marché des manuels scolaires, notamment pour les universitaires.

Cette annonce a connu un vif succès qui n’a pas manqué de retentir dans les médias, parfois avec de sérieuses mises en garde. C’est peut-être l’occasion de lire, si ce n’est déjà fait, l’oeuvre d’un critique de la technoculture : Freedom par Jonathan Franzen qui s’est intéressé au thème d’Apple et à la manière dont cette entreprise sature l’histoire culturelle récente en Amérique.

Freedom est un chef d’oeuvre de la littérature américaine. Franzen fait de la famille nucléaire son objet d’étude : un homme, une femme, leurs amants, leurs deux enfants, et le schéma est bon pour réaliser l’ontologie morale des États-Unis comme si c’était hier. Contre toutes attentes, Franzen relève le défi de produire une narration maîtrisée, à grands traits de rage et d’ironie, qui traduit l’éclatement de la culture postmoderne, son désarroi idéologique, ses incertitudes, sa mort annoncée – à moins que l’amour…

Sa discussion sur la liberté et le pouvoir interpelle définitivement le facteur technologique dans cette fiction qui scrute et qui teste les limites des exilés du sens, les désastres de leur vie intérieure, trop occupés à s’investir dans le projet de s’inventer soi-même pour soi-même.

La critique de Franzen résonne comme un appel à entendre ce que nous écoutons à travers nos écouteurs, à voir la surface sexy de nos dispositifs technologiques comme des choix de société qui ne sont ni des choix, ni, surtout, des options en faveur d’une société qui aspire à être meilleure.

Le monde de la techno-consommation nous prolonge, construit, définit, en carburant à nos désirs, en gavant nos appétits de consommateur. Ce confort de surface épaissit le mur qui nous sépare des autres et des oeuvres qui, se donnant à nous en résistant, nous contraignent à un travail commun dans l’espace public, à la fabrique de l’amour à la place de l’auto-érotisme. Les textbooks d’Apple ne nous enferment peut-être pas seulement dans l’écosystème d’Apple mais, plus péniblement, dans sa métaphysique.

Dans Freedom, l’avenir du livre est évoqué dans un épisode où le fils de la famille Berglund, qui vient de se dégoter un job dans la bibliothèque de son université, s’étonne d’y trouver encore des livres. Il anticipe leur numérisation, un fait aussi nécessaire qu’imminent. Pour le reste, la bibliothèque est conçue comme un lieu essentiellement commode pour la pratique de l’onanisme à laquelle il s’adonne avec assiduité – et ce lieu, constate-t-il, confère même une certaine dignité à cette activité. Mais, c’est dans cet extrait de Freedom qui prend la forme d’une entrevue avec un musicien de rock, Richard Katz, l’amant de la femme, et qui est mené par un jeune fan, que l’auteur développe le plus longuement sa préoccupation vis-à-vis l’horizon technologique :

Q : Que penses-tu de la révolution du MP3 ?

R : Révolution, ouaouh ! C’est super d’entendre le mot « révolution » à nouveau. C’est super qu’aujourd’hui une chanson coûte exactement la même chose qu’un paquet de Chweing-gum et qu’elle dure exactement aussi longtemps, avant de perdre son goût et qu’il faille alors dépenser un autre dollar. L’époque qui a fini par se terminer…quand disons hier – tu sais, cette époque où on prétendait que le rock était le fléau du conformisme et du consumérisme, au lieu d’en être le serviteur béni -, cette époque m’irritait beaucoup. Je crois qu’il est bon pour l’honnêteté du rock’n roll comme pour le pays en général qu’on puisse enfin voir Bob Dylan et Iggy Pop pour ce qu’ils ont vraiment été : des fabricants de Chiclets à la menthe.

Et il reprend un peu plus loin :

On m’a donné la possibilité de participer au grand courant de la pop music et de faire des Chiclets, d’aider à convaincre des ados de quatorze ans que le look et le toucher des produits d’Apple Computer traduisent l’engagement d’Apple Computer à contribuer à bâtir un monde meilleur, c’est cool, non ? Et Apple Computer doit être très engagé là-dedans parce que le iPods sont bien plus cool d’aspect que les autres MP3, ce qui explique pourquoi ils sont bien plus chers et incompatibles avec les logiciels des autres compagnies, parce que… En fait, on ne voit pas trop clairement pourquoi, dans un monde meilleur, les produits les plus cool devraient apporter les profits les plus obscènes à un minuscule groupe d’habitants de ce monde meilleur. C’est peut-être un cas où il faut reculer et prendre un peu de distance pour comprendre pourquoi avoir ton propre iPod est ce qui contribue à un monde meilleur. Et c’est ce que je trouve si rafaraîchissant dans le parti républicain. Ils laissent l’individu décider de ce que le monde meilleur pourrait être. C’est le parti de la liberté, pas vrai ? C’est pour ça que je ne comprends pas pourquoi ces moralistes chrétiens intolérants ont tant d’influence sur ce parti. Ces gens-là sont l’inverse du choix. Certains sont même opposés à la vénération de l’argent et des biens matériels. Je crois que le iPod est le vrai visage de la politique des républicains, et je suis pour que l’industrie de la musique monte vraiment au créneau sur ce coup en devenant plus active sur le plan politique, en se levant fièrement pour le crier très fort : Nous, dans le business de la fabrication de Chiclets, nous ne nous occupons pas de justice sociale, nous ne nous occupons pas d’information fiable exacte et objectivement vérifiable, nous ne nous occupons pas d’emplois intéressants, nous ne nous occupons pas d’un ensemble cohérent d’idéaux nationaux, nous ne nous occupons pas de sagesse. Nous nous occupons de ce que NOUS voulons écouter, en ignorant le reste. Nous nous occupons de ridiculiser ceux qui ont la mauvaise habitude de ne pas vouloir être cool comme nous. Nous nous occupons de nous offrir une gentille petite douceur toutes les cinq minutes. Nous nous occupons sans cesse du renforcement et de l’exploitations de nos droits de propriété intellectuelle. Nous nous occupons de persuader des enfants de dix ans de dépenser vingt-cinq dollars pour un petit étui iPod très cool en silicone dont la fabrication a coûté trente-neuf cents à un sous-traitant officiel d’Appel Computer.

On peut lire cette conférence de Franzen en commentateur de la technologie.

D’autres critiques de Freedom sont disponibles ici et ici.