BloguesMarie D. Martel

Les bibliothécaires, Google et le bien commun

Le livre Profession, bibliothécaire par Guylaine Beaudry vient de paraître aux Presses de l’Université de Montréal en proposant une vision politique pour les bibliothécaires dans un monde de réseaux.

La collection dirigée par Benoît Melançon au sein de laquelle figure cet ouvrage vise à faire mieux connaître «le rôle, dans la Cité, des chercheurs, des intellectuels, des professeurs, des universitaires.»  S’il y a une profession intellectuelle qui gagne à être mieux connue, c’est bien celle de bibliothécaire! En 65 pages et 4 courts chapitres, dans un langage clair, l’auteure fait un exposé intelligent de la «réalité plurielle» des pratiques et des enjeux actuels qui réussit à faire briller cette profession de l’ombre.

Mais surtout, au-delà de la définition convenue : «La bibliothéconomie est un champ de pratique dont la raison d’être est d’offrir des services et des collections pour répondre aux besoins d’information, de culture et d’éducation d’une collectivité», ce livre défend une thèse. Car, une des questions centrales qui bousculent les professionnels  aujourd’hui est la suivante : Comment déterminer les frontières des nos collections et de nos services dans la société de l’information numérique ? Et ce sont des repères stratégiques pour répondre à cette question qui sont avancés.

Bien sûr, et comme l’auteure le souligne d’entrée de jeu, les bibliothécaires ont toujours chevillé à l’âme, les valeurs de la liberté intellectuelle et de la liberté d’expression pour garantir que jamais, autant que possible, la censure ne puisse servir de motifs pour limiter la géographie de l’offre. Beaudry rappelle d’ailleurs une anecdote si révélatrice de l’engagement et de l’étoffe des bibliothécaires que je ne peux m’empêcher de la partager :

Au moment de la crise d’Octobre 1970, les enlèvements par le Front de libération  du Québec entraînent des interventions souvent démesurés des policiers, particulièrement à l’endroit des intellectuels et des artistes. Plusieurs bibliothécaires ont été témoins ou acteurs de ces événements. Les forces policières se sont notamment rendues à la Bibliothèque nationale du Québec et ont exigé de son directeur, Georges Cartier, qu’il leur remette les dossiers des ouvrages consultés par les lecteurs sous prétexte que, «dans les livres on peut apprendre à fabriquer des bombes».  Georges Cartier a refusé catégoriquement et a demandé à rencontrer le chef de police, qui a finalement retiré ses troupes de la Bibliothèque nationale. C’est par ailleurs à cette occasion que les deux exemplaires de l’ouvrage de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, ont été confisqués, ce qui n’a pas été sans créer d’émoi et sans rappeler les jours sombres de la censure. Au cours de cette même période, une bibliothécaire d’une université montréalaise prenait l’initiative d’indiquer dans le fichier de la bibliothèque que ce même titre était «perdu», tout en le mettant bien à l’abri  à son domicile durant la crise. (p.47)

Et j’ajouterais qu’ils/elles n’ont guère changé. Ainsi, l’an dernier au moment où Noir Canada a été retiré du marché, il semblerait que certains membres appartenant à cette guilde se soient jetés sur les stocks encore disponibles dans les librairies et en ont numérisé le texte. On ne se refait pas. Les anglophones ont un nom pour ce type de résistance documentaire:  Guerilla Librarianship.

Mais, au-delà de l’anecdote et pour revenir à la thèse de l’ouvrage, Beaudry s’emploie ici à redéfinir la profession en s’appuyant sur les concepts de «bien public» /«bien commun» et sur celui de «service public» pour justifier le rôle crucial des bibliothécaires dans un monde de réseaux. La profession dispense un service public dans des bibliothèques qui «participent à la constitution et au partage d’un bien commun», et qui «[e]n elles-mêmes, … sont un bien public.»

Qu’est-ce que le bien commun?

Le bien commun n’est pas une collection de biens individuels. Il n’est pas non plus à possession et à usages exclusifs. Il relève de l’intérêt général et exprime la solidarité qui se manifeste dans une collectivité. Au-delà des besoins de base qui consistent à se nourrir, à se loger, à se soigner et à s’éduquer – et auxquels le bien commun participe -, les dimensions de l’accès à la culture, aux connaissances et à l’information y sont aussi intégrées pour permettre le développement et l’épanouissement des personnes. La consommation d’un bien commun par une personne ne diminue en rien sa valeur aux yeux des autres. En outre, le bien commun est accessible gratuitement et personne ne peut être exclu. Il vise le bien-être du groupe par opposition aux intérêts d’un individu ou d’un groupe en particulier. (p.28)

Aujourd’hui, les bibliothécaires ont un mandat plus critique que jamais qui consiste à favoriser le libre accès, en collaboration avec la communauté participante, tout en oeuvrant à l’éditorialisation ou la curation, au partage et à la sauvegarde des biens communs, notamment du patrimoine numérique. C’est un projet politique dont l’ouvrage en question a la clairvoyance de poser comme déterminant.

Je dis «plus critique que jamais», et c’est bien sûr en référence au tumulte informationnel, mais aussi, dans une perspective de bibliodiversité, en considérant la genèse et l’élargissement progressif d’une conscience, et parallèlement, des politiques sur le patrimoine depuis les années 70 : Convention sur la protection du patrimoine de monde culturel et naturel (1972)Recommandation sur la sauvegarde de la culture populaire et traditionnelle (1989), politique sur le patrimoine immatériel (2003)Déclaration universelle sur la diversité culturelle (2003), Charte de l’UNESCO sur la conservation du patrimoine numérique (2003), sans compter toutes ces déclarations sur le libre accès à la littérature scientifique qui se sont multipliées au cours de la dernière décennie. On ne manquera pas, dans cette foulée, de souligner l’initiative toute neuve de SavoirsCom1 dont le manifeste cristallise cette vision.

Chaque communauté, à travers ses bibliothèques, et pas seulement les institutions nationales, a désormais la responsabilité de patrimonialiser sa version du monde, son histoire, les oeuvres des créateurs au sein de sa collectivité territoriale, qu’ils soient professionnels ou amateurs, les ressources libres, le domaine public, les archives,  etc. C’est ce qui fait que la bibliothèque est un vecteur radical de transmission culturelle, une sphère public, un «lieu de liens», un «tiers lieu», et qu’elle connecte les citoyens avec eux-mêmes, entre eux, avec les autres, avec le passé, le présent et l’avenir, pour les porter, comme paroles et comme documents, du local au global.

Et c’est ce qui permet de singulariser la posture du bibliothéaire comme «passeur de culture et de savoir» et de distinguer les frontières entre les collections et les services des bibliothèques qu’il développe et les forfaits de Google, ou de tel autre entreprise privée, qui n’ont pas cette qualité durable sur le territoire numérique. Car cette démarche démocratique autour de l’accès libre, de l’identité et de la mémoire vise de façon essentielle à se réaliser à l’abri de l’arbitraire et de l’autocratie de l’univers marchand.

Bien entendu, ce programme ne remet pas en question ses fonctions séculaires associées au développement des littéracies par le biais de la formation et de la médiation : il s’inscrit dans leur prolongement via l’alphabétisation technologique, la formation à l’information et la médiation numérique, etc.

Je regrette seulement que la relation entre cette profession et la manière dont les femmes l’ont façonnée n’ait pas été discutée ou même évoquée dans ce texte. L’histoire de la profession et l’histoire des femmes coïncident étroitement, et ce depuis la fin de du 19ième siècle. D’Éva Circé-Côté à nous, les enjeux de l’équité professionnelle, des services pour les femmes, de la relation entre la technologie et un milieu de travail féminin, ou même encore la question de préserver l’histoire et les écrits des femmes sont des thématiques qui ont tourmenté l’agenda de la profession et qui l’ont placée, à son corps-défendant, sous le signe du soupçon et, trop souvent, de la fausse conscience.

J’ai lu un autre excellent livre qui profitait d’une visibilité maximale dans les librairies de New York quand j’y étais au début de septembre : How to Architect par Doug Patt (MIT Press, 2012). Cette réflexion propose, via ce détournement du langage et du regard qui consiste à faire du nom de l’architecte un verbe dans le titre, une trajectoire alphabétique de concepts fondateurs de la pratique : A for Assymetry, B for Building Codes, C for Choir, D for Design, etc. Cette démarche nous inspire une suite possible au livre de Guylaine Beaudry : Comment faire bibliothécaire en forme d’abécédaire : A pour Auteur (ou Amazon?), B pour Bien Commun, C pour Censure (ou Creative Commons?), D pour Document, E pour Édition, F pour Femmes, et ainsi de suite !

Bonne lecture !

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