BloguesMarie D. Martel

Présentation frontale de Fifty Shades of Grey : comment satisfaire les désirs des lectrices avec un roman érotique

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Discrètement numérique, le roman Fifty Shades of Gray est passé de la confidence à l’obsession littéraire. Mais les lectrices électrifiées sont moins obsédées que les critiques inconfortables avec l’érotisme féminin.

J’ai lu Fifty Shades of Grey au moment où il n’était pas encore traduit. Le début est banal, très girly, jusqu’à ce que la romance se corse façon Harlequin XXX. Rendue à ce point, j’aurais bien voulu être marin ou ingénieure pour apprécier la suite et le chantier des noeuds, des courroies et des patentes. Que de complications ennuyeuses et répétitives! Pour moi, ce récit de bondage est aussi réjouissant que la lecture obligatoire d’un manuel de physique mécanique avec des exercices fastidieux – et le corrigé. Ce sont mes goûts. Cela dit, depuis quand la porno est-elle supposée être d’une qualité transcendante?

Peu après cette lecture, j’ai entendu la société des critiques XY se déchaîner, pères Fouettard, grands auteurs et twauteurs, quincaillers du mépris et de la raillerie, la langue bien pendue qui ne l’avaient pas lu, qui s’en gardaient bien, mais qui s’acharnaient comme des prédateurs sur le pauvre corps de ce livre innocent. Difficile d’éviter la question : est-ce vraiment l’art littéraire qui dérange ou la porno pour femmes ?

Un peu par esprit de contradiction au détour d’un souper arrosé, mais surtout assumant que lire est un geste politique, j’ai proposé la liste des raisons, disjonctivement non suffisantes mais conjonctivement nécessaires (disons), pour lesquelles j’estime que ce livre mérite d’être lu et recensé. Voilà pour expliquer la présentation frontale, à défaut d’être viscérale.

4 raisons pour lire Fifty Shades of Grey

1. La justice poétique. Dans un monde littéraire plein de préjugés qui recense deux fois plus souvent les oeuvres des auteurs que des auteures, on pourrait penser que ce livre de L.E. James s’en est bien tiré. Mais, on a jugé ce livre souvent sans même le lire, ce qui constitue un avantage passablement ambigu.

La relation de domination dépeinte dans cette oeuvre est à l’image du rapport entre les critiques et les auteures au sein du monde littéraire : les femmes qui écrivent sont menottées par les médias. Lisons Fifty Shades et parlons-en, en bien ou en mal, mais parlons-en en connaissance de cause, et ceci contribuera à rétablir un tant soit peu le déséquilibre systémique dans l’économie de l’attention critique et le mauvais (ou l’absence de) traitement que l’on réserve aux oeuvres de femmes. Chaque recension compte si l’on espère dénouer sur le long terme les mécanismes préférentiels qui favorisent l’audience des écrivains, et les ventes, et ultimement les opportunités d’une carrière financièrement stable. C’est une affaire de justice poétique.

2. L’appui à la diversité éditoriale émergente. On peut aussi lire à travers ce livre et y voir un phénomène de la nouvelle édition qui contribue à la diversité des modèles émergents. La technologie numérique a permis l’apparition de solutions alternatives pour les auteur(e)s dont celle de l’auto-édition. Après avoir abordé le marché par cette avenue, l’oeuvre de L.E. James a fait le tour du cycle éditorial au complet, mais à l’envers : autoéditée, éditée en ligne, imprimée à la demande, imprimée à fort tirage, cartonnée et puis en version de luxe. 65 millions d’exemplaires vendus plus tard, Fifty Shades symbolise d’abord un succès de l’auto-édition qui trace la voie pour d’autres succès par association comme c’est le cas, par exemple, du roman érotique auto-édité par Sylvia Day, Bared to You, qui a fait les listes du New York Times et de USAToday plusieurs semaines d’affilée.

3. La lecture sociale et son laboratoire moral. Fifty Shades comporte évidemment sa part de transgression, il aborde un sujet tabou qui interpelle nos codes moraux et les remet en question. On pourrait bien dire que tous les romans érotiques ont ce potentiel de subversion. La différence tient ici au fait que cette oeuvre a été largement socialisée.

Un phénomène du monde des réseaux portés par les mères qui bloguent, cette oeuvre a généré une abondance de conversations, d’échanges, d’activités autour d’une quête partagée du sens de la sexualité, des relations de pouvoir entre les hommes et les femmes, et plus généralement du territoire moral que l’on est prêt à revendiquer et habiter, entre ce qui est acceptable et son contraire.

De mémoire de bibliothécaire, il y a longtemps qu’on n’avait pas entendu autant de discussions générées par un livre : des femmes de tout âge et tous les milieux (on n’imaginerait pas), non seulement se sont données le droit de lire ce genre de littérature (j’y reviens dans le motif suivant), mais surtout s’en confessent librement et testent leurs idées au sein de la sphère publique. Quoi qu’on en pense, cet objet a favorisé une lecture sociale créative avec des aptitudes de sujet libre. C’est dire que l’on peut lire, pratiquer le bondage et philosopher en même temps.

4. Un peu plus haut, un peu plus loin, l’expansion de la littérature érotique et le droit de lire. La popularité de la trilogie a aussi contribué à légitimer la littérature érotique et à repousser les frontières de la liberté de lire pour de nombreuses lectrices. James a tiré parti d’une structure narrative de romance très standardisée pour y aménager du contenu érotique :le résultat est un conte de fées BDSM qui a permis d’apprivoiser et de conquérir un public féminin qui ne s’adonnait pas habituellement ces lectures sulfureuses. Et le jeu des « Si vous avez aimé ceci vous aimerez cela…» a stimulé la renaissance du genre – et pas seulement la vente de fouets et sextoys. À l’avenir, on rougira moins en lisant de la littérature érotique dans le métro, avec ou sans le confort discret de sa tablette blanche.

Peut-être que dans le nombre, des textes de qualité verront le jour qui sortiront du grand catalogue des pires clichés et du formatage prédateur-proie, histoire de mettre un peu d’interactions. Mais, quoi que l’on en dise, là encore, au-delà de l’acceptation de la littérature érotique, c’est plus largement la représentation de la lecture, et son image de marque, qui s’en trouve revampée: Reading is the new sexy.

Et, on le doit bien à cette littérature, même à la plus mauvaise de ce mauvais genre qui dérange la fonction patriarcale.

On célèbrera cette année, du 24 février au 2 mars 2013, la Semaine de la liberté d’expression/Freedom to Read avec deux frissons, un de plaisir en constatant cette ouverture dans l’horizon de la littérature érotique, et l’autre, un frisson d’inquiétude, celui qui nous fait tressaillir devant le discours sexiste des critiques ou le sort des bibliothèques qui sont confrontées à des démarches de censure impliquant Fifty Shades. 

La recommandation de lecture érotique en bibliothèque

En dehors des journaux, et si on excepte ces quelques bibliothèques qui ont subi des pressions de vertueux citoyens, Fifty Shades est à l’abri dans le monde très féminin des gardiennes de livres que sont les bibliothécaires.

Mais, ne cherchez pas Fifty Shades sur les tablettes des bibliothèques à Montréal ou ailleurs au Québec en ce moment. Ce n’est pas pour des raisons de censure ou parce que l’on ne tient pas ce genre de littérature. Loin de là. La plupart des collections affichent sans complexe, non pas un, mais bien plusieurs exemplaires de Fifty Shades. Toutefois, il semble que la demande soit telle que «plusieurs» ne soit jamais assez pour satisfaire l’engouement des lectrices qui se l’arrachent.

La popularité de ce titre représente un défi pour le travail de recommandation de lecture (RL), ce que les bibliothécaires américains appellent le Readers’ advisory (RA). D’abord, il y a les lectrices qui auront aimé Fifty Shades et qui voudraient aller plus loin avec de suggestions inédites. Ensuite, il faut faire patienter celles qui sont sur la liste des réservations et qui souhaitent autre chose en attendant. Enfin, la venue d’un public nouvellement introduit à la littérature érotique amène inévitablement un lot de candidats plus ou moins déçus par le style de l’oeuvre. Dans ce cas, il faut voir si c’est la niche au sein de laquelle figure Fifty Shades qui ne correspond pas aux attentes de ces lectrices et explorer avec eux d’autres possibilités parmi les récits ou les romans érotiques en fonction de leurs préférences.

Dans un article fort intéressant du Library Journal (dont j’ai paraphrasé le titre), on aborde la question des enjeux de la recommandation de lecture dans le contexte de la littérature érotique. Comme dans toutes les situations de RL, rappelle-t-on, on doit être attentif aux préférences de la personne :

As with any other readers’ advisory (RA) interaction, respect must be given to the patron’s reading preferences. The choice of which erotica and erotic literature a patron chooses to read is highly personalized as sexuality is an individual experience. According to erotica anthology editor Wright, “The key is finding the themes you enjoy and then discovering the authors who write what you like to read.”

Un piège dans l’exercice de recommandation de lecture va consister à supposer que l’on peut amalgamer érotisme et romance, prévient l’auteure. Un roman avec des ingrédients sexuels n’est pas un roman érotique. Rien n’est tranché au couteau, mais la structure narrative tend à les distinguer. Dans un roman sexuellement explicite, les scènes de sexe sont intégrées dans une relation qui ne repose pas exclusivement sur ces motifs pour se développer. Dans un roman érotique, les personnages, et leur engagement avec le monde, se révèlent au lecteur essentiellement à travers leurs pratiques sexuelles. Enfin, certains récits érotiques, à la différence même des romans érotiques, ne requièrent aucune histoire d’amour quelle qu’elle soit.

Histoire d’O, par exemple, qui est une oeuvre centrée sur la relation de domination/soumission serait un mauvais choix pour une lectrice fascinée par l’histoire d’amour entre Anastasia et Grey, mais un bon pour cette autre qui souhaiterait approfondir le sujet sado-maso.

Certains lecteurs ne se soucient pas des personnages, de leurs destins, des intentions de l’auteur ou de son projet narratif :ils/elles veulent du matériel sexuellement explicite. Lorsqu’il s’agit de déterminer à qui on a affaire et quelle intensité érotique lui convient, l’approche privilégiée par la bibliothécaire qui signe l’article du Library Journal consiste à demander simplement :

“How hot do you like it?” This provides readers with a nonjudgmental opening to make their own decision. You may be surprised by how often the response is, “The hotter, the better.”

Il ne reste plus qu’à traduire adéquatement :“How hot do you like it?”

Cet article aborde également un autre aspect assez délicat du service en bibliothèque :le marketing de la collection pour les lecteurs de littérature érotique.  On hésite de moins en moins à faire du facing (présentation frontale) avec les couvertures les plus juteuses et à exposer ces sélections à l’occasion, par exemple, à la St-Valentin ou pendant la Semaine de la liberté d’expression justement.

Par ailleurs, on cherche aussi à atteindre un juste équilibre entre, d’une part, l’intimité du public à respecter vis-à-vis des lectures confidentielles et, d’autre part, temps, la complicité que la bibliothèque souhaite manifester à l’égard de ses lecteurs en leur montrant qu’elle supporte leurs intérêts peu importe ce qu’ils choisissent de lire.

Certains bibliothécaires distribuent, parmi leurs dépliants,  des sélections de littérature érotique du type «si vous avez aimez ce livre, vous aimerez…» D’autres y vont subtilement, avec un clin d’oeil, en insérant discrètement des signets, qui proposant une liste des recommandations similaires, entre les pages des oeuvres de littérature érotique.

Les anglophones peuvent compter sur de nombreux outils pour mener ce travail de recommandation et de médiation, notamment un grand choix d’anthologies récentes comme Agony/Ecstasy: Original Stories of Agonizing Pleasure/Exquisite Pain, édité par Jane Litte (Berkley, 2011), Best Erotic Fantasy & Science Fiction, édité par Cecilia Tan et Bethany Zaiatz (Circlet, 2010), Best Women’s Erotica 2011, édité par Violet Blue (Cleis, 2010), Lustfully Ever After: Fairy Tale Erotic Romance édité par Kristina Wright (Cleis, 2012) et bien d’autres encore…

De tels outils manquent, à ma connaissance, dans notre contexte culturel et linguistique. Il y a bien quelques recueils de nouvelles dans des revues comme La Vie en rose et Arcade, deux ou trois mémoires, mais ce vide nuit à la valorisation des productions francophones et à celui de notre héritage culturel. Des ateliers de formation continue sur la littérature érotique sont aussi offerts aux bibliothécaires américains. Décalage. Pointe d’envie.

Initiation à la littérature érotique

Lors de la Semaine de la liberté d’expression, ou simplement si l’on souhaite poursuivre l’exploration des différents registres de ce genre, après Fifty Shades, pourquoi ne pas donner libre cours à ses fantasmes littéraires?

La vitrine est généreuse sur le web et il est possible de trouver des oeuvres dans le domaine public qui existent en format numérique et qui peuvent être aisément téléchargées.

Le repérage est parfois plus douloureux et la numérisation n’est pas toujours très séduisante, mais c’est gratuit. Des classiques :Les poèmes de Sappho (Gallica), Fanny Hill de John Cleland (Gutenberg), Justine ou le malheurs de la vertu par le Marquis de Sade (Gallica), La Vénus à la fourrure/Venus in Furs par Sacher-Masoch (Gutenberg), L’Anti-Justine par Restif de la Bretonne (Wikisource), Le Diable au corps de Radiguet (Gallica)

On retrouve aussi Sade et Radiguet, entre autres, chez Publie.net avec une facture éditoriale plus sophistiquée et une contextualisation contemporaine qui réduit la distance entre ces oeuvres et nous.

Au 20ième siècle :Lady Chatterley’s Lover par D. H. Lawrence (Uni. Adelaide),  Les Onze Mille Verges de Guillaume Apollinaire (Gutenberg, dans le domaine public au Québec, mais pas en Europe), Vénus Erotica d’Anaïs Nin, Histoire d’O par Pauline Réage, Belle de jour de Joseph Kessel, Histoire de l’oeil de Georges Bataille, Querelle de Brest de Jean Genet.

La littérature érotique a connu un essor dans les années soixante-dix avec la révolution sexuelle, propulsée par la voix des auteures comme Erica Jong avec Fear of Flying ou My Secret Garden édité par Nancy Friday.

Cet éveil et cette audace se sont prolongés dans les années 1980-90 et 2000.  Anne Rice, sous le pseudonyme A.N. Roquelaure a frappé fort avec sa trilogie de La belle au bois dormant :The Claiming of Sleeping Beauty; Beauty’s Punishment; Beauty’s Release. En français :Françoise Rey et La Femme de papierLe lien de Vanessa Duriès,  La vie sexuelle de Catherine M. de Catherine Millet, Baise-Moi de Virginie Despentes, Sept Nuits par Alina Reyes.

Récemment, d’autres romans autopubliés tels que Switch de Megan Hart et Bared to you par Sylvia Day ont figuré sur la liste des bestsellers du New York Times.

Québec érotique

À en croire les critiques, le Québec et la littérature érotique seraient presque d’improbables partenaires de lit. Et, régulièrement, depuis les années 60, on répète sur les tribunes que celle-ci est en train d’éclore. Trêve d’autoflagellation, on assisterait bien au Québec à l’émergence d’une nouvelle littérature érotique au féminin.

Quelques titres ont récolté la faveur populaire :Coups de coeur  à faire rougir : le meilleur histoires à faire rougir par Marie Gray (la reine du genre en termes de vente), Nouvelles érotiques de femmes (2 tomes) par Julie Bray, Totale de William St-Hilaire (qui réunit trois des ouvrages qui ont connu du succès).

D’autres ont connu une approbation critique :Le désir comme catastrophe naturelle par Claire Dé, La salle d’attente de Anne Dandurand et surtout Putain de Nelly Arcan.  Du côté des écrivains : Self de Yann Martel, La chair du maître par Dany Laferrière.

Dans Le Devoir, Jean-François Nadeau a questionné Elise Salaün, spécialiste de l’érotisme en littérature québécoise, et auteure de Oser Éros (à lire), au sujet de nos meilleurs crus littéraires :

Nelly Arcan, qui revisite le patriarcat. Marie José Thériault, en digne fille de son père, Yves Thériault, pour Œuvre de chair. Roger Des Roches pour La jeune femme et la pornographie, Roger Fournier, qui vient de disparaître, pour Journal d’un jeune marié, … Aujourd’hui, une forme d’engagement humain et de philosophie est au cœur de notre érotisme, plus qu’avant, où l’on retrouvait une dynamique prédateur-proie.

On peut penser que Fifty Shades contribuera à accélérer cette renaissance de la littérature érotique québécoise et francophone. Pendant ce temps, pour accompagner les lecteurs et les lectrices, tout est à créer tant du côté professionnel que de celui des amateurs.  Qu’il s’agisse de faciliter le repérage des oeuvres du domaine public; de découvrir des auteur(e)s et des éditeurs, des autoédités; de produire des critiques, des sélections, de partager, de favoriser la création de communautés; d’explorer et d’expérimenter, tout est à faire. La curation, la médiation, l’expérience de ce genre littéraire dans l’interface web/espace physique, et partant la résistance au sexisme structurel du monde littéraire, est un chantier collaboratif (de nouveau les noeuds, les courroies et les patentes) aussi vierge que l’était Anastasia.

Bonne Semaine de la liberté d’expression (#FTRWeek) et bon vagabondage !

Pour aller plus loin :

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