BloguesMarie D. Martel

Le vaisseau d’or d’Émile Nelligan: Free Shipping

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La nouvelle est apparue via le compte Twitter de @RC_Arts. Puis, on a pu lire la consternation, vite partagée, du rédacteur de Voir, Simon Jodoin, sur Facebook: le manuscrit de l’oeuvre Le vaisseau d’or d’Émile Nelligan, un texte fondateur s’il en est, en vente sur ebay, comme  n’importe laquelle commodité. Free Shipping.

Je l’ai mentionné dans la famille en fin de journée au moment où l’on échange rituellement à propos des «nouvelles du jour», et j’ai été surprise de voir mes ado et pré-ado, quasiment aussi dérangés que moi.

On s’est mis à chercher des informations sur la réputation du vendeur, les conditions de la vente, l’histoire du manuscrit (qui est la version la plus ancienne connue), à discuter de la notion de «valeur des biens culturels», à essayer de comprendre pourquoi l’État et Bibliothèque et Archives nationales du Québec ne s’en portaient pas acquéreurs, à se demander quel sens avait la mémoire, la culture, le patrimoine, l’histoire au Québec, et quelles actions étaient à notre portée, nous les citoyens, pour faire une différence, etc…

Nous en sommes venus à penser à : crowdfunding. Pour appuyer cette proposition, mon fils m’a raconté de long en large avec moult détails, l’histoire de The Oatmeal avec le Musée Tesla: Let’s Build a Goddamn Tesla Museum.

Matthew Inman, créateur de The Oatmeal, blogueur influent et adepte de l’oeuvre de Tesla a réuni plus d’un million de dollars, via la plate-forme indiegogo, et avec l’appui de la ville de New York, dans le but de créer un musée au nom du scientifique dans le laboratoire où celui-ci menait ces expérimentations.

Il s’agit d’un des plus beaux succès récents de la courte histoire du financement participatif. À mon tour, j’ai raconté l’histoire que je préfère dans le genre, celle de Unglue.it où les contributions des participants permettent de libérer des oeuvres et de les rendre au domaine public. À la fin de la soirée, et à force de regarder l’image du manuscrit, qui est une expérience en soi, avec l’élégante calligraphie de Nelligan et ses lettres qui dansent, faussement libres, corsetées par la gestuelle maniérée de l’époque, on avait la conviction qu’il devait y avoir quelque chose à essayer dans le monde des réseaux.

En me levant, j’ai twitté (l’heure du message original est 8 h 09) :

 

J’ai suggéré à mes ouailles d’attendre une journée pour voir si cette idée suscitait des réactions. Puis, ce matin dans le journal, on pouvait lire que deux étudiants avaient pris l’initiative du financement participatif :

En amont de la décision ministérielle, deux étudiants ont décidé mercredi matin d’organiser une campagne de financement virtuelle en ayant à l’esprit ces deux mêmes préoccupations. « J’ai lancé l’idée sur Facebook avec mon ami Nicolas Groulx, a confié au Devoir Félix Brabant, un étudiant au baccalauréat en sciences politiques à l’UQAM. Ce qu’on veut faire, c’est amasser les capitaux nécessaires par le biais du site Haricot.ca, qui héberge des projets de collectes de fonds, afin de se porter acquéreurs du manuscrit. On a essayé de joindre le vendeur anonyme par le biais d’eBay dans l’espoir qu’il nous consente un délai ; on attend une réponse. » À noter que l’avis émis par le ministère ne met aucun bâton dans les roues de l’initiative.

(À noter aussi que Le Devoir a eu la mauvaise idée de réserver cet article pour les abonnés, dont je suis, de sorte que cela limite le partage viral de cette information.)

Nous pouvons maintenant soutenir cette démarche. On peut accéder à la campagne pour libérer le Vaisseau d’or sur Haricot.ca. Par ailleurs, dans Le Devoir, on rapporte aussi que les étudiants, souhaitent créer :

un organisme à but non lucratif qui serait désigné propriétaire du précieux document. « L’idée, c’est qu’il reste au Québec et circule dans les musées, où il pourrait être consulté par toute la population. C’est un morceau de notre patrimoine».

Une alternative consisterait à faire un don de l’oeuvre à Bibliothèque et Archives Nationales du Québec (BAnQ) qui est la gardienne et la vitrine de la mémoire québécoise. La part de risques dans cette stratégie serait moins élevée car BAnQ dispose de l’expertise pour la sauvegarde des documents, d’un réseau d’archives à travers le Québec qui pourraient en assurer l’accès et la promotion, de ressources et d’un savoir-faire pour la valorisation du patrimoine, de partenariats avec d’autres institutions culturelles et éducatives qui faciliteraient une diffusion large pour l’ensemble des citoyens.

Les instances ministérielles pourraient également appuyer ce projet de financement participatif : si les citoyens arrivent à amasser un certain montant de la mise, le gouvernement s’engage à verser le reste.

D’ici quelques jours, car l’enchère sur ebay est prévue pour se terminer d’ici 4 jours, nous saurons si le manuscrit devient un bien public, un bien commun, ou les deux, ou sinon la propriété privée d’un collectionneur.

Au sujet de la démarche du Ministère qui a consisté à émettre un avis d’intention de classement en vertu de la Loi sur le patrimoine, tout ce que l’on peut dire, pour le moment, c’est que c’est mieux que rien. Et c’est surtout un geste qui permet de faire une ligne de communication du type : [le document] «devient en quelque sorte un bien patrimonial culturel québécois et il doit demeurer accessible aux Québécois.» En quelque sorte. Le silence des partis d’opposition est aussi, en quelque sorte, fort éloquent.

L’histoire de nos efforts avortés (2005, 2006, 2013?) pour acquérir les manuscrits de Nelligan est un pan de l’histoire de notre échec collectif à préserver nos biens culturels et notre patrimoine. En quelque sorte…

Ce fut un Vaisseau d’Or, dont les flancs diaphanes
Révélaient des trésors que les marins profanes…