Un des exemplaires manuscrits du poème Le vaisseau d’or signé par Émile Nelligan a été retiré des enchères sur ebay où il figurait depuis quelques jours. Des pourparlers sont en cours entre le propriétaire et le ministère de la Culture «pour que le document demeure dans le domaine public.» (Huffington Post)
La mise aux enchères d’une copie manuscrite du poème de Nelligan a créé un émoi puis une mobilisation virale par l’entremise de deux étudiants qui ont mis sur pied un projet de sociofinancement. Un avis d’intention de classement avait aussi été émis par le ministère de la Culture dans les heures qui avaient suivi l’annonce.
Dans le communiqué diffusé au moment de retirer Le vaisseau d’or des enchères, le propriétaire affirmait avoir pris acte de cette préoccupation citoyenne :
Il se dit heureux «que cette enchère ait permis de nous questionner collectivement, l’espace d’un instant, sur la préservation des biens patrimoniaux au Québec, de faire relire ce poème marquant, et d’avoir donné une place à Émile Nelligan au milieu de toutes les autres actualités».
Oui, cet événement nous a donné l’opportunité de nous poser une foule de questions qui sont d’une importance fondamentale pour notre héritage culturel et que l’on ne se pose pas tous les jours, même lorsque l’on travaille dans le domaine documentaire ou patrimonial. L’occasion de prolonger ce questionnement est d’autant mieux choisi que l’avenir et le statut du document est incertain :
- Qu’est-ce qu’un bien culturel? Un bien public? Un bien commun? Un bien patrimonial?
- Comment déterminer la valeur de ces biens? Comment déterminer l’importance relative de ces biens?
- Quels sont les biens patrimoniaux qui devraient faire partie des collections patrimoniales des institutions nationales (bibliothèque, musée)?
- Quelles conditions sont liées à un avis d’intention de classement dans le cadre de la Loi sur le patrimoine?
- Que veut-on dire par «demeurer dans le domaine public»? Est-ce que ceci signifie que le manuscrit constituerait un bien public ou encore un bien privée accessible au public? Quelle est la différence entre une oeuvre classée qui est la propriété d’un particulier, mécène ou autre, et une oeuvre classée qui appartient aux collections nationales?
On pourrait même être tenté par des réflexions philosophiques. Pourquoi un tel émoi alors que le manuscrit n’est pas identique à l’oeuvre? Le manuscrit est en papier, il est combustible, il a certaines propriétés physiques que l’oeuvre n’a pas, et vice versa. Par exemple, le poème Le vaisseau d’or est mélancolique, il exprime une profonde détresse et il fait appel au procédé de la personnification, mais pas le support de papier. Par ailleurs, les copies manuscrites auraient beau disparaître ou brûler, toutes…l’oeuvre, le texte du poème Le vaisseau d’or existerait encore en tant que cette séquence de mots. C’est ce texte-type qui embrase nos coeurs bien qu’il soit incombustible. On ne peut donc pas réduire Le vaisseau d’or à aucun de ces exemplaires physiques, que soit l’original, les copies manuscrites, numériques ou l’ensemble de ces traces. Et pourtant…
Mais, on pourrait aussi, tout simplement, être porté par une certaine forme de scepticisme et/ou de pragmatisme et se demander s’il est bien raisonnable d’investir $ 50 000 ou $ 100 000 pour un bout de papier, en ces temps de compressions budgétaires, et si en plus, cet exemplaire autographe n’est pas l’original.
Ces doutes entraînent ainsi d’autres questions qui viseraient à mieux justifier notre intérêt littéraire et patrimonial ainsi que les montants investis dans l’acquisition éventuelle de ce document – dans la mesure où son authenticité est établie :
- Combien existent-ils d’exemplaires autographes/copies manuscrites connues du poème Le vaisseau d’or?
- Qui en détient la propriété? Où sont-ils conservés?
- Est-ce que ce sont des exemplaires identiques?
- Que contient au juste le fonds Nelligan?
- Pourquoi les originaux ou les exemplaires autographes, en général, sont-ils considérés comme importants pour la connaissance littéraire?
- Que représente l’oeuvre Le Vaisseau d’or dans l’oeuvre de Nelligan et dans l’ontologie culturel du Québec?
- Les collections nationales ont-elles déjà pu acquérir le manuscrit original ou des copies manuscrites du vaisseau d’or? Si ce n’est pas le cas, le devraient-elles?
Bien peu d’informations concernant la situation de l’oeuvre Le vaisseau d’or, et de ses exemplaires, ont été communiquées jusqu’ici. Cependant, Le Devoir rappelait que :
en décembre 2006, l’un des huit carnets manuscrits d’Émile Nelligan a été acquis par un acheteur anonyme à la barbe de Bibliothèque et Archives nationales du Québec pour la somme de 52 000 $. Écrit entre le 11 janvier et le 31 décembre 1929, alors que le poète était interné à l’asile de Saint-Jean-de-Dieu, ce carnet de toile bleue contient notamment les oeuvres Le vaisseau d’or et Soir d’hiver, ainsi que certains poèmes de Baudelaire et de Mallarmé, entre autres influences.
L’ancienne ministre, Christine St-Pierre, propose une interprétation plus indulgente de cet épisode sur Twitter. Selon cette dernière, le carnet contenant l’original a été classé et acheté par un mécène. Le Musée national des Beaux-Arts du Québec (MNAQ) l’aurait abrité. L’abrite-t-il toujours?
@bibliomancienne @huffpostquebec L’original est dans un carnet que j’ai classé en 2007. Avaitété acheté par un mécène et gardé @mnbaq
— Christine St-Pierre (@stpierre_ch) 10 mars 2013
Est-ce que le mécène en question a fait un don au MNBAQ ou s’agit-il d’une entente de prêt? Pourquoi ce manuscrit original n’est-il pas hébergé au sein du fonds Nelligan de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ)?
On souhaiterait, dans les circonstances, que les médias professionnels questionnent, à leur tour, les acteurs, les décideurs, les spécialistes du patrimoine et de l’oeuvre de Nelligan pour que le public soit en mesure de mieux comprendre la situation du fonds Nelligan en tant que bien public.
Quoiqu’il en soit, cet événement offre une occasion exceptionnelle de faire connaître les enjeux liés à la fondation de notre mémoire commune, et d’y participer, à travers l’émergence d’une sensibilité et d’une littéracie patrimoniales.
Mon billet précédent qui porte sur ce sujet -> LE VAISSEAU D’OR D’ÉMILE NELLIGAN : FREE SHIPPING
Intéressant.
Merci !
Ce sont des questions que j’aurais été incapables de me poser. Elle creusent en profondeur. Les réponses, maintenant ;-).
Merci Venise, moi aussi j’attends les réponses. En tout cas, il y a un curieux silence après cette « tempête brêve » 😉