BloguesMarie D. Martel

Controversés Versets : Fatwa-The Salman’s Story au Festival des films sur l’art 2013

Si vous êtes un fan de Salman Rushdie ou un défenseur de la liberté d’expression à tout crin, le film Fatwa-The Salman’s Story présenté au Festival des films sur l’art 2013 est un rendez-vous absolu. Le sujet qui croise la littérature et la politique est flamboyant, l’auteur est immense, la narration rappelle un des épisodes les plus contreversés de la chronique littéraire de notre temps, même si le documentaire en lui-même constitue un exercice plutôt décevant.

La sortie de ce film coïncide avec la parution des mémoires de Salman Rushdie : Joseph Anton, a memoir. Rushdie y fait le récit à la troisième personne de l’itinéraire personnel et littéraire de Joseph Anton, le pseudonyme qu’il a adopté pendant sa réclusion à la suite de la fatwa prononcée en 1989 contre lui et contre son livre les Versets Sataniques jugé blasphématoire par les dirigeants iraniens.

Porté par l’exploration du mystère de la révélation, Les Versets était le «moins politique de ses livres» selon Rushdie. Mais, on n’a eu que faire de son projet philosophique et de ses intentions, une apparence d’incroyance était une étincelle imaginaire et fanatique suffisante pour mettre le feu au livre, l’auteur à mort et embraser le monde avec lui, si possible. Ce geste de censure littéraire extrême a représenté l’apothéose du choc culturel entre l’Occident et le monde musulman.

Comme le dit dans le film un de ses amis qui s’est porté à sa défense au lendemain de la fatwa : avoir une mauvaise critique du Guardian, ce n’est vraiment pas drôle pour un écrivain, mais une sentence de mort, c’est quand même autre chose.

Le documentaire reprend les éléments de cette narration personnelle et lève le voile sur la vie de fugitif qui a été celle de cet auteur infortuné coincé entre quatre agents des services spéciaux qui l’ont balloté pendant une décennie à travers une succession de résidences temporaires et de moments de panique. Mais, cette production de la BBC a le défaut intrinsèque des réalisations incestueuses : on y voit l’ami en intervieweur qui suit l’ami écrivain et on fait le tour du sujet, en adoptant un ton plutôt chummy-chummy et en préférant l’anecdote aux enjeux plus grands que nature que ce sujet recelle en puissance.

On y trouve peu de substance littéraire. On ne revient pas sur les motifs de la fatwa en liens avec le contenu de l’oeuvre. On rencontre un de ses professeurs d’histoire à Cambridge qui dit quelques mots sur l’influence de A Passage to India et sur la démarche anti-fostérienne de Rushdie qui s’est servi de la pureté narrative de Foster comme d’un repoussoir pour revendiquer l’excès, la truculence, le réalisme magique dans sa propre stratégie narrative. La question de la censure littéraire n’est pas abordée dans un geste plus large qui s’ouvre sur tous ceux qui écrivent ou traduisent ou publient au péril de leur vie aujourd’hui encore dans l’ombre des Versets.

La conversation n’apporte pas non plus de perspective historique et politique nouvelle sur les événements. Les éléments contextuels de ce drame sont assumés, et on ne saisit pas l’occasion d’y jeter un regard neuf avec une recherche élaborée à l’aide de documents d’archives inédits ou des entrevues avec des acteurs qui auraient pu partager leurs réflexions sur l’inscription de cette oeuvre dans la grande trame géopolitique, son instrumentalisation sur le marché de la terreur ou encore sur la confrontation des identités culturelles collectives à laquelle Les Versets sont associés. Bref, ce n’est pas un grand reportage d’enquête, mais une sorte de feuilleton dans la ligne éditoriale de Paris Match. Et tant qu’à faire people, on se demande où sont passés les aventures de Salman Rushdie avec la top model Padma Lakshmi et la reine d’Angleterre qui l’a anobli en 2007 ? Désolé pour la BBC, mais on peut se demander ce que l’équipe de journalistes provocants derrière Frontline aurait fait avec un trésor pareil. En évitant le territoire de l’histoire et de la politique, on a privé le scénario d’un registre narratif puissant qui aurait largement contribué à la densité dramatique de ce destin individuel raconté en images.

Et pourtant, les tensions locales et internationales sont encore palpables. La fatwa de Rushdie est encore brûlante d’actualité dans un monde volatile. Même si Rushdie n’est plus en captivité, la fatwa n’est pas effacée, cette sentence est écrite à jamais bien que l’on ait pris la décision de ne pas l’appliquer en 1999. Néanmoins, depuis l’atténuation du jugement, tel autre ayatollah ne se prive pas d’annoncer épisodiquement que la prime pour son exécution a été revue à la hausse. Ce fut le cas  lors de la sortie du film, Innocence of Muslims qui caricaturait l’Islam, en septembre dernier, sous prétexte que sans Les Versets satataniques, une création de la sorte n’aurait pas, à coup sûr, vu le jour. Les Versets sataniques est la mère de toutes les oeuvres blasphématoires à l’endroit du Coran jusqu’à la fin des temps.

S’il n’est pas au bout de ses peines (de mort), Salman Rushdie a choisi de déjouer le pouvoir de la terreur en revendiquant une vie quasi normale et en faisant la fête. Sur Twitter, @SalmanRusdie est aussi un micro-auteur prolifique qui s’est défini à l’aide d’un profil à la tête haute et aux couleurs de Popeye :

I yam what I yam and that’s all that I yam.

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La beauté du Festival des films sur l’art tient à ce qu’il contribue aux émotions cognitives qui caractérisent notre expérience de l’art. L’expérience esthétique pure ne nous permet pas de rendre compte de la relation distinctive que l’on entretient aux oeuvres d’art. Selon le cas, les émotions artistiques sont liées à une appréciation qui nous entraîne dans l’exploration curieuse des attributs d’un artefact, laquelle en retour, fait croître le plaisir, et ainsi de suite. Ou encore, on peut ne pas être touché par une création jusqu’à ce que la connaissance de son histoire de production ou de la signification d’un projet dans un contexte donné contribuent à générer des émotions jusqu’alors insoupçonnées. Les productions du FIFA forment un immense appareil qui fait fonctionner à plein régime les émotions cognitives qui fondent notre expérience des oeuvres d’art.

La frontière entre la culture et la consommation de la culture est parfois ténue, mais ce détour réflexif par le processus que nous invite à faire la plupart des films du Festival l’accentue en faisant tomber le rideau sur le spectacle des commodités. Je n’ai jamais autant aimé, apprécié, goûté les Duane Michals, la nouvelle objectivité allemande, Jean Nouvel, Les Gorilla Girls, Bernstein, Christian de Podzamparc, le design scandinave, etc., qu’après être sortie des salles du FIFA avec la satisfaction de rencontres durables.

C’est ce qui manquait dans la réalisation du film Fatwa- The Salman’s Story : une démarche investie qui aurait ajouté des couches de propriétés intentionnelles, du relief historique et, partant, une charge émotive renouvelée face à la performance de cet écrivain magnifique.

Pour aller plus loin :