BloguesMarie D. Martel

[note de lecture] Le chardonneret de Donna Tartt : L’être-oiseau si léger et si lourd

Le chardonneret, Donna Tartt, Plon, 2014, 800 p.

Un critique du Chesapeake de Michener aurait dit : « My best advice is don’t read it; my second best is don’t drop it on your foot.” Au sujet du Chardonneret, Stephen King ne retient que le deuxième avis; il ne se trompe pas : 800 pages, c’est du lourd – surtout pour un si petit oiseau.

Stephen King a-t-il encore raison de soutenir dans cette critique du NYT que Donna Tartt incarne le retour de Dickens en littérature contemporaine: « Like the best of Dickens » ?

Un autre oiseau, après celui du Mockingbird de Harper Lee en 1961, qui remporte le prix Pulitzer à l’aide d’une plume de femme. On remarquera aussi que dans la catégorie des longs textes (supersized), les filles sont des oiseaux rares, d’autant plus rares qu’on les oublie : Donna Tartt est plus Brontë que Dickens, si l’on veut. Si l’on veut s’en souvenir.

Il y a une proximité thématique : c’est le récit d’un orphelin, figure familière des oeuvres de Dickens, qui sillonne les routes de l’Amérique. Il y a cette étude de la rue, un panorama de la culture urbaine, une certaine forme de socio-sarcasme face à la superficialité des survivants de Vegas à New York, une brume anxieuse dans la ville et dans les esprits. Mais pas de réelle veine sentimentale, de romance qui nous transporte, de cette intensité dramatique, qui nous fait tressaillir de pitié et de compassion face à la misère et à la cruauté des hommes. Un peu de suspense dans les dernières pages, mais à ce point, on retient surtout son souffle pour voir le mot « fin » venir nous sauver, nous, patients lecteurs.

Tartt ne pratique pas le roman réformiste, mais une sorte de littérature d’objets, celles des beaux artefacts qui jalonnent ce récit initiatique au mood gothique, des objets qui sont décrits avec plus de détails et d’attention que les vivants. Les personnages errants du Chardonneret surviennent d’un projet matérialiste qui devient la source de leur oppression/obsession : dans cet Antique Road Show, l’existence du jeune Théo s’organise autour du sujet de ce tableau de 1654 peint par Carel Fabritius, ou alors par l’entremise des antiquités qu’il marchande. Plusieurs des personnages nous parlent d’eux-mêmes en parlant essentiellement le langage (souvent précieux) des choses de prix dont la surface se patine, en vrai ou en contrefait. Si Donna Tartt est une réformatrice, ce serait dans cette quête de beauté et de signal humain dans la matière-mémoire, dans ce monde surchargé d’images et de virtuosité technique que le tableau exemplifie, mais dont le code sensible nous échappe.

Si Tartt prétend à une forme de rédemption, ce serait celle de la république esthétique. On investit/s’investit dans les oeuvres, et l’art nous sauvera peut-être un peu. Et si l’art était lui-même une espèce menacée ? Le roman s’ouvre par un acte terroriste dans un musée qui tue la mère de Théo; le tableau du Chardonneret dont celui-ci s’empare comme un talisman sera son salut. Qu’importe de savoir qui est responsable de l’explosion terroriste, c’est le symbole du musée en ruines qui détient la clé. Dans la destruction culturelle totale, des cendres mythiques, à travers le petit oiseau, renaîtront l’enfant et l’homme. Au-delà des conversations vernissées, ces oeuvres et ces vieux meubles sont l’origine d’une sorte de « transfiguration du banal » pour ceux qui aspirent à la beauté, à l’amour ou au sens. Les oeuvres deviennent le relais d’une expérience narrative essentielle que les êtres humains n’arrivent plus toujours à susciter à travers des rencontres. C’est ce que ce livre raconte, c’est aussi ce qu’il tente, en fonction auto-référentielle, d’achever par la qualité de son écriture même. La bibliothèque publique de New York aurait servi de refuge à l’auteure; elle y aurait écrit cette oeuvre de résistance pour l’art littéraire et les autres, pour la survie de notre être-oiseau, si léger, si lourd, tombant distraitement du nid. C’est pour cette raison qu’il faut le lire jusqu’au bout, malgré tout : pour sortir des décombres ou du vide, pour prendre le vent. Et c’est pour cette raison qu’il faut passer le mot, ou le chant, au suivant.

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